Richard Sennett, sociologue américain, professeur honoraire à la London School of Economics, a présidé le Conseil américain du travail. Il vient de publier un livre sur la « culture du nouveau capitalisme » et a longuement travaillé sur les questions de flexibilité.
La France est-elle un pays impossible à réformer, ou un pays qui résiste ?
La presse britannique vous fait apparaître comme un pays qui est en arrière du mouvement. De mon point de vue, la France est au contraire en train de commencer à donner une réponse au nouveau capitalisme. C’est une avant-première qui, je pense, va s’étendre à d’autres pays. La question, plutôt que ces discours sur un pays rigide, est que ce qui est proposé aux jeunes à travers ce nouveau contrat est seulement un avant-goût de ce qui va arriver dans le futur. Cette notion pouvoir mettre un terme à une relation de travail sans justification est une étape de plus vers le capitalisme que je décris dans le Travail sans qualités (1) et dans mon nouveau livre. La part de l’économie très globalisée et technologique conduit à ce que la richesse soit partagée par de moins en moins de travailleurs. C’est le spectre de l’inutilité qui est en train de devenir désormais une réalité.
Quelle stratégie adopter alors ?
Je n’ai pas de nostalgie du capitalisme des années 70. Je considère que certains aspects de ces changements, notamment les évolutions technologiques, sont bons. Le challenge est d’apprendre à gérer des dynamiques nouvelles au nom de l’intérêt général et non pas pour le bien de quelques-uns. Ce n’est pas une question de refus, mais une question d’analyse stratégique sur ce qui dans ce système peut-être géré de façon humaine et comment. J’ai le sentiment que vous avez en France des syndicats très conservateurs qui ont très peu d’idées pour gérer cette transition. Et qui sont ancrés dans le passé. Ils sont dans le refus, mais le refus n’est pas un programme pour parvenir à prendre le contrôle des choses. Dans de nombreux pays, il y a des expérimentations sociales à l’oeuvre qui tendent à contrôler les conditions de la précarité, à contrôler les conditions de son propre travail, même dans un monde plus globalisé. Je suis peut-être injuste, mais je ne vois pas cela se passer au sein de la gauche française.
Pourquoi ?
L’héritage du marxisme, l’affrontement des travailleurs contre le patronat, bloc contre bloc, ne fonctionne plus. La classe dominante du nouveau capitalisme ne forme plus un bloc solide. Il n’y a plus de patronat au sens que l’on donnait à ce mot. Les managers aux responsabilités les plus élevés sont une classe très flexible, qui change de position et qui n’est plus attachée aux organisations qu’elle gère. Le pouvoir économique est devenu fluide. La gauche doit donc devenir plus inventive. La montée du Front national en 2002 et la révolte des banlieues sont connectées à cette question. Les outsiders, les immigrants, les précaires, sont ceux qui supportent le poids de la perte de valeurs culturelles communes. Ces personnes les plus faibles de la société sont stigmatisées : nous blâmons les victimes. Les réseaux sociaux deviennent faibles plutôt que forts. Ma profonde conviction, c’est que, pour répondre à ce malaise, nous avons besoin d’une gauche nouvelle qui doit trouver les moyens de gérer cette insécurité plutôt que d’essayer de la combattre, de ne plus en rester à l’Homo faber mais inventer.
(1) Collection Faits et causes, Ed. 10/18
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