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A gauche, comment combattre le SarkozysmeSource : La Forge / novembre 2007
Cette brève contribution a pour ambition de réfléchir aux conditions d’une riposte à l’offensive sarkozyste en France. Observer, analyser, comprendre les fondements de cette nouvelle droite, telle doit être la tâche prioritaire de toute la gauche. Il a fallu plusieurs années au Parti travailliste pour prendre la pleine mesure des transformations politiques suscitées par le thatchérisme. La gauche britannique comprit trop tardivement que le thatchérisme constituait une rupture avec le consensus welfarist d’après-guerre. Cette incapacité à saisir la signification de ce néoconservatisme facilita la marche triomphale du néolibéralisme en Grande-Bretagne. Quand le peuple britannique congédia les conservateurs, il était trop tard : la gauche travailliste avait déjà renoncé depuis longtemps à être une force au service de la justice sociale. Nous n’en sommes pas encore là en France, mais des développements réminiscents du cas britannique (notamment dans le Parti socialiste) appellent aujourd’hui à la vigilance. Le devenir du sarkozysmeFace au sarkozysme, la gauche semble partagée entre la fascination et la résignation. Elle se montre incapable de penser cet objet politique (largement) non identifié : « blairisme gallican », « néoconservatisme à la française », « social-libéralisme sécuritaire », « populisme médiatique », « pantomime berlusconien », etc. Les contributions publiées dans ce numéro offrent des pistes de réflexion intéressantes, complémentaires, mais pas toujours convergentes. On en conclura que le sarkozysme est en devenir. C’est aussi une stratégie politique habile et attrape-tout ; qui va de l’avant selon la « stratégie de l’hélice ADN » qui imprime un mouvement de rotation sur elle-même, empruntant, sur un même sujet, à droite et à gauche et, en perturbant de la sorte toutes les grilles de lecture interprétatives, elle déroute le public et les commentateurs politiques (1). On pourra aussi voir dans le sarkozysme première manière, une variante hexagonale de la « triangulation » chère à Bill Clinton et à Tony Blair. Dans le combat contre cette nouvelle droite, la gauche devra éviter deux écueils : il ne faudra ni sous-estimer le sarkozysme, ni le surestimer non plus. A l’instar du thatchérisme, le sarkozysme ne sera pas un épiphénomène. Jamais depuis le gaullisme, une nouvelle présidence n’avait bénéficié de circonstances politiques aussi favorables : un parti du président uni, une gauche faible et doutant d’elle-même, des médias domestiqués et un patronat enthousiaste, prêt à rejouer la république des « copains et des coquins » de l’ère pompidolienne. Ces effets de structure seront plus longs à neutraliser que le retournement anti-sarkozyste prévisible d’un électorat peu à peu dégrisé. Le cas britannique, une fois de plus, est édifiant : le néolibéralisme de conquête de la Dame de fer a pu bouleverser en profondeur les îles britanniques alors même qu’il fût majoritairement impopulaire au sein de l’électorat (à l’exception de la brève période qui suivit la guerre des Malouines). La gauche ne devra donc pas tabler sur un rejet progressif de cette droite décomplexée pour retrouver le chemin des ministères. Souvenons-nous qu’un Sarkozy qui « faisait peur » a aisément battu une Ségolène Royal plébiscitée par les sympathisants de gauche. Jusqu’en avril 2007, les sondages montraient que si les propositions économiques et sociales du PS étaient préférées à celles de l’UMP, Sarkozy écrasait pourtant Royal sur les indicateurs de performance dans ces domaines. Inversement, rien ne permet de dire aujourd’hui que le sarkozysme sera cette force inexpugnable, assurée de dominer la politique française dans les dix années à venir. Qui aurait prévu la chute spectaculaire du gouvernement Juppé en 1997 lors de l’élection de Jacques Chirac ? Des considérations qui précèdent, il est possible de dégager deux axes permettant une contre-offensive : l’un pour déjouer le piège sarkozyste du consensus mou et faux entre la droite et la gauche ; l’autre pour repolitiser les débats politiques et redynamiser le clivage gauche-droite sur les questions sociales et économiques, tout en dénonçant le faux-nez libéral de l’UMP sur les questions sociétales. Le piège sarkozysteL’hégémonie culturelle du sarkozysme se construit sur un rythme binaire : d’une part, des triangulations sur le terrain traditionnel de la gauche (l’école, le travail, les discriminations) ; de l’autre, la mise sous tutelle de personnalités politiques de gauche par le biais de la cooptation ou du débauchage. Si cette stratégie est relativement inédite en France, elle est déjà bien éprouvée en Grande-Bretagne, en Italie ou en Allemagne. S’opposer sur le détail ou l’anecdotique (les « petites phrases » et les querelles de personnes) et s’accorder sur l’essentiel (les choix économiques et sociaux majeurs), tels sont les deux piliers d’une tactique qui vise à étouffer tout débat public pluraliste et à tuer dans l’œuf toute politique macro-économique alternative. En adoptant un positionnement interclassiste, Sarkozy a œuvré à la constitution de ce que l’on appelle en Grande-Bretagne une Big tent coalition. Ce type d’attelage ad hoc ratisse large, à droite et à gauche, recherche le consensus autour des grands dossiers du moment (retraites, temps de travail, immigration, sécurité, école, Europe). Sarkozy (tout comme ses modèles Tony Blair et Gordon Brown) prend constamment l’« opinion publique » à témoin : les problèmes politiques de nos jours sont techniquement complexes et échappent pour une large part à l’emprise des gouvernements (intégration européenne, mondialisation). Par conséquent, le gouvernement doit appliquer à ces dossiers les politiques « adaptées » à une « gouvernance volontariste, mais raisonnable ». Des débats techniciens sont menés par des « experts » de gauche et de droite interchangeables. Tel chercheur de la République des idées (2) pourra aisément collaborer avec le camp sarkozyste, le temps d’une mission ou d’un colloque : son discours « de gauche » étant sarko-compatible, il n’aura pas à changer une virgule à sa communication passe-partout. Ces acteurs du consensus mou sont d’accord non seulement sur les finalités sociales et économiques, mais encore sur les modalités de leur mise en application. Cette mise au diapason de l’ordre néolibéral des principaux partis de gauche et de droite présuppose l’adhésion de la gauche gouvernementale à tout ou partie des choix sociaux-économiques de la droite. En Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure en Allemagne, ce repositionnement a été en partie dicté par de longues périodes passées dans l’opposition. Plus étonnant est le cas italien, où le PCI - une social-démocratie de gauche - a fait le choix de la droitisation au début des années 90, dans le contexte d’une démocratie-chrétienne en plein désarroi moral et électoral. La France présente une situation hybride. La gauche socialiste et plurielle a gouverné une bonne partie des années 80 et 90. Des mouvements sociaux, combinés à une gauche radicale non négligeable ont remporté des victoires politiques significatives (1995, 2005, 2006) ou de portée plus symbolique (le nombre de voix élevé de la gauche radicale au premier tour de l’élection présidentielle de 2002). Ces succès de gauche ont constitué autant de revers cuisants infligés à la droite et à la fraction néolibérale du PS. Ils ont de fait empêché les forces néolibérales en France d’atteindre ce tipping point au-delà duquel tout retour à l’ante status quo deviendrait des plus improbables. Malgré la relative résilience de la gauche française, des dirigeants socialistes semblent séduits par le faux « apolitisme néolibéral » de la droite. Selon eux, l’avenir de la gauche passerait par une alliance avec le MoDem ou un séjour dans le gouvernement Fillon. Pour ce qui est d’un rapprochement avec le MoDem, le cas de la création prochaine en Italie du Parti démocrate (3) mérite de retenir l’attention. Cet énième recentrage de l’ex-PCI s’inscrit dans le cadre d’une érosion électorale des voix de gauche depuis quinze ans. Désenchanté par la droitisation constante des DS, l’électorat de gauche tend de plus en plus à se réfugier dans l’abstention ou à reporter ses suffrages sur le Parti de la refondation communiste. La situation de la gauche italienne - sur de nombreux points similaire au cas français - devrait faire réfléchir le PS et ses alliés. Car la démarche centriste des DS n’a pas endigué le déclin électoral de la social-démocratie italienne. Elle l’a assurément exacerbé. Par ailleurs, les nombreuses refondations de l’ex-PCI ont été synonyme de droitisation politique ; une droitisation qui a en retour légitimé le discours de Silvio Berlusconi. Ce dernier, promu par le « centre gauche » interlocuteur principal de « centre droit », a eu tout le loisir de se réinventer en homme d’Etat, « modéré » et « raisonnable » (4) . Faut-il prendre au sérieux les débauchages des Kouchner, Bockel, Besson ou autres Fadela Amara ? Dray, Valls et Lang seront-ils les prochains élus d’une nouvelle ouverture sarkozyste ? Les Gracques apportent-ils une réponse au marasme idéologique de la gauche, avec leur tentative de recycler la Troisième voie blairiste des années 90 (5) ? Ces individus ont sûrement des relais influents au sein des médias ou du monde des affaires. Mais ces soutiens suffiront-ils à rendre crédible leur démarche auprès de l’électorat ? Rien n’est moins sûr. Ces personnalités de gauche - faux candides, mais vrais demi-habiles - plongent avec délice dans le piège sarkozyste. Ils acceptent de se fondre dans le cadre « post-démocratique » (6) d’une société réputée pacifiée, soumise aux exigences des marchés financiers, pour lesquels des gouvernements de « centre droit » et de « centre gauche » revoient continuellement à la baisse le niveau de protection sociale de leurs concitoyens. Dans ce champ de luttes anesthésiées, les conflits d’intérêt entre catégories sociales et le mode même d’opposition politique sont artificiellement niés. « L’ouverture est un devoir » ; « Je dois aller chercher tous les talents », assénait récemment le président de la République à des parlementaires UMP déroutés par l’ouverture à des personnalités de gauche. Sarkozy est bel et bien blairiste sur ce plan. Et tout comme l’artisan de la guerre d’Irak, il compense cet évitement du politique en dissertant sur les « valeurs ». Péroraison sur les valeursLa bouffonnerie « pipole » dans les médias rapproche Sarkozy d’un Berlusconi, le déguisement d’un néolibéralisme dur sous un discours post-politique lénifiant le ramène à Blair et à Brown, mais la péroraison sur les « valeurs » participe d’un rapprochement avec la logique étatsunienne des Culture wars et du « populisme de marché », comme « inversion symbolique de la lutte des classes » (7) . Il pourrait s’agir de l’élément réellement nouveau du sarkozysme. Puisque le sarko-blairisme a décrété la fin du politique, entendu comme champ de luttes et de distinction, il lui faut faire oublier cet évitement en agitant un leurre : tout comme la droite néoconservatrice aux Etats-Unis, Sarkozy s’empare des valeurs, des notions stratosphériques dans son esprit, car il ne les rattache jamais aux conditions sociales de leur émergence et de leur développement. Ainsi, « Mai 68 » est-il érigé au rang de contre-valeur à abattre, symbole d’une bobocratie urbaine, politiquement correcte, coupée du réel vécu par le « peuple-qui-se-lève-tôt ». On peut comprendre que Sarkozy fasse l’impasse sur les conquêtes ouvrières des grèves, sur la démocratisation des rapports sociaux (à l’école, au travail, dans la famille) ou encore sur les avancées des idées féministes. Mais c’est la réaction de Ségolène Royal qui fut plus étonnante : la candidate socialiste, en retour, martela la thématique de l’Ordre (certes « juste ») et exalta le drapeau et la Marseillaise. Parallèlement à cela, l’évitement du terrain social fut des plus patents pendant et après sa campagne (critique maladroite et ambigüe des 35 heures, opposition à la revalorisation du Smic prévue par le programme socialiste). Les enquêtes qualitatives conduites depuis plus d’une trentaine d’années montrent avec régularité que si les couches populaires sont plus « conservatrices » que les catégories supérieures sur les questions sociétales (en particulier sur les questions touchant à l’autonomie et à la liberté individuelle), elles sont inversement plus « progressistes » sur les questions sociales (redistribution des richesses, égalité économique). Il apparaît donc particulièrement contre-productif d’avoir axé une campagne sur la thématique des valeurs, domaine par excellence de la droite, et d’avoir déserté les questions sociales pourtant plébiscitées par les catégories populaires. Royal est arrivée en tête auprès des employés et des élites urbaines, alors que Sarkozy a été majoritaire parmi les catégories les plus aisées et une majorité d’ouvriers. C’est au sein de ce dernier groupe social que l’élection a été perdue : la timidité du programme social du PS combinée à un discours droitier sur les valeurs, a déplacé une fraction décisive de l’électorat populaire vers Nicolas Sarkozy, le candidat naturel de l’Ordre. Croyant voter pour la « liberté de travailler et de gagner plus », les Français obtiendront bientôt à la place, l’allongement généralisé de la durée des cotisations retraite ! Le leurre sarkozyste aura fonctionné à merveille, avec le concours indirect de la candidate socialiste qui a déserté le terrain gagnant du progressisme économique, pour se battre sur le terrain perdant du populisme culturel cher à la droite. Julien Dray, fondateur de SOS-Racisme et ancien dirigeant de la Gauche socialiste, a concédé crûment que cette stratégie populiste était censée reconquérir les voix des « petits Blancs » séduits par le Front national (8). Peine perdue ! Si dans toutes les démocraties occidentales les valeurs ont pris une part aussi prépondérante dans le jeu électoral, c’est parce que la gauche de gouvernement adhère dorénavant au programme économique de la droite. Depuis l’élection présidentielle de 2002, le débat sur les valeurs a pris le pas sur la question de la répartition des richesses (puisque l’UMP et le PS admettent grosso modo l’inévitabilité du cours néolibéral de la mondialisation). Le déplacement des débats du social vers les valeurs assure ainsi une rente politique aux populistes de tout poil, qu’ils soient de gauche (Brown, Blair ou Veltroni) ou de droite (Sarkozy). Une riposte collectiveDes dirigeants socialistes considèrent deux évolutions possibles pour le PS : l’une peut être qualifiée de scénario italien (union électorale, voire organique avec le centre droit selon le modèle du nouveau Parti démocrate en Italie) ; l’autre de scénario allemand (scission de gauche au PS et création d’un nouveau parti de gauche avec tout ou partie du PCF, des altermondialistes, des syndicalistes et des Verts de gauche, selon l’exemple du Linkspartei allemand) (9) . Aucune de ces solutions n’est souhaitable, ni pour le PS, ni pour la gauche dans son ensemble. La centralité du PS à gauche (et de ses satellites Verts et radicaux de gauche) ne serait pas remise en cause avec une telle scission de gauche. En se retirant de ce parti, les éléments socialistes du PS faciliteraient grandement la tâche à ceux qui souhaitent mettre à exécution le scénario italien ; une manœuvre qui reste hors de portée de la direction actuelle tant que le PS demeure identifié par le salariat comme un Parti « socialiste ». La gauche radicale, dont la plaque tournante est aujourd’hui la LCR d’Olivier Besancenot, doit tirer les leçons d’une campagne présidentielle ratée. La stratégie mise en œuvre à cette occasion a été non seulement sectaire, mais aussi suicidaire. Pourtant désemparé par le populisme culturel de Ségolène Royal, l’électorat de gauche n’a pas pour autant été séduit par la pureté révolutionnaire de la Ligue. Les électeurs ont soutenu en masse la candidate socialiste car c’était le seul vote à leur disposition pour éviter une répétition du 21 avril 2002. De manière générale, la posture du « tout ou rien » de la LCR ne peut que renforcer la position des néolibéraux du PS. Ces derniers ne sont pas mécontents de ne pas être obligés de traiter avec l’autre gauche. C’est ce que concéda implicitement François Hollande à l’issue du dernier congrès de la LCR : « M. Besancenot veut faire la révolution guévariste en France, je lui souhaite bonne chance. Pour ma part, je prefère me battre pour améliorer le quotidien des Français ». Il existe une stratégie plus subtile que la gauche radicale serait bien avisée de suivre. Au lieu de le refuser, la LCR devrait rechercher le dialogue avec le PS, le PCF et les Verts, pour tenter d’impliquer l’ex-gauche plurielle dans les luttes économiques. La réunion du groupe Riposte (10) , pour décider d’une position commune contre les mesures les plus antisociales du gouvernement, est un pas modeste en ce sens. La LCR devrait mettre à profit sa présence dans ce collectif pour contraindre le PS à revenir sur le terrain du progressisme économique qu’il a déserté lors de la campagne présidentielle. Cette méthode placerait le PS dans une position inconfortable, car il aurait à se justifier devant ses partenaires de gauche toutes les fois qu’il renonce à se positionner sur le terrain de la justice sociale. In fine, il faudra un PS résolument « social », allié aux formations de la gauche radicale, écologiste et féministe, pour pouvoir démasquer les impostures du sarkozysme et les combattre avec succès. Philppe MARLIERE Maître de conférences en science politique à University College London. Membre du comité de redaction de Mouvements. Notes 1/Voir supra la contribution de Joseph Confavreux et de Jade Lindgaard in « New Droite. Une révolution conservatrice à la française ? », Mouvements, No 52, novembre 2007 : http://www.mouvements.info/
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