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Amiante : conspiration du silence autour d’un produit cancérigène La stratégie criminelle des industriels de l’amiante
Source : Le Monde Diplomatique
juin 2000 Alors que, depuis bientôt quarante ans, il a été scientifiquement démontré que l’amiante est cancérigène, et que ses victimes se comptent par milliers, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est en train d’instruire une plainte du Canada - pays qui exporte 99 % de la production de cette fibre mortelle - contre la France, accusée de l’avoir interdite depuis 1997. On croit rêver, mais on a tort : plaçant habituellement la « liberté » du commerce au-dessus de toute autre considération, l’OMC, par le truchement de son Organe de règlement des différends (ORD), est parfaitement capable de donner raison à des industriels de la mort et à des Etats qui les soutiennent sans vergogne. Depuis le scandaleux jugement sur le boeuf aux hormones, tout semble possible. Huis clos, secret et anonymat caractérisent le fonctionnement de l’Organe de règlement des différends (ORD), bras armé de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On se souvient que la condamnation de l’Union européenne pour son refus d’importer de la viande aux hormones des Etats-Unis en France avait largement - et fâcheusement - fait connaître l’OMC et provoqué, à partir des initiatives des producteurs aveyronnais de fromage de Roquefort, des réactions en chaîne (1). Aujourd’hui, sans davantage de publicité, l’ORD se prépare à statuer sur une plainte canadienne contestant, toujours au nom de la liberté du commerce international, la décision française d’interdire l’amiante, effective depuis le 1er janvier 1997. C’est le 28 mai 1998 qu’Ottawa enclenche une procédure contentieuse contre la France, début d’une bataille d’experts. Elle se déroule très loin des innombrables victimes qui, elles, ont déjà subi les effets de l’amiante sur leur propre corps. D’un côté, le Canada, le Zimbabwe et la Russie, pays producteurs pour lesquels cette industrie a un caractère stratégique. De l’autre, la France, dont la position est défendue par l’Union européenne - une directive d’interdiction du commerce et de l’usage de l’amiante a été adoptée en juillet 1999 et devra devenir effective partout au plus tard en 2005. A ce jour, seuls trois de ses membres ne l’ont pas encore appliquée (l’Espagne, la Grèce et le Portugal). Paris dispose du soutien des Etats-Unis : pour eux, toutes les variétés d’amiante sont cancérigènes. Les enjeux du « jugement » que rendra l’ORD ne se comprennent qu’à la lumière de la guerre qui, depuis un siècle, oppose le lobby industriel de l’amiante aux millions de victimes de cette fibre mortelle. Entre 1930 et 1960, les industriels s’évertuent à empêcher la diffusion des connaissances sur le lien entre l’amiante et les maladies respiratoires - dont le cancer - afin d’éviter des condamnations. Dès 1932, en effet, des ouvriers américains avaient attaqué la firme Johns Manville en justice, mais il faudra attendre 1962 pour que des épidémiologistes établissent enfin de manière définitive ce que les dirigeants des entreprises savaient depuis longtemps : l’amiante est cancérigène (2). La conspiration du silence s’organise alors sur tous les continents. En Afrique du Sud, le chercheur Christopher Wagner ne peut trouver d’éditeur pour son enquête sur le mésothéliome, et il publie finalement ses conclusions en Grande-Bretagne (3). En 1987, sur le chantier naval de Gdansk, en Pologne, le docteur Bogden Przygocki placarde sans autorisation une information sur les dangers de l’amiante. Il est renvoyé de la clinique du chantier. Pendant les années 80 et 90, la polémique se déplace sur le terrain des organisations internationales. Sous couvert de rapports « officiels » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Bureau international du travail (BIT), les « experts » de l’industrie vont tenter de faire accepter comme vérité scientifique un double message : 1. l’amiante blanc (chrysotile) est peu ou pas toxique (4) ; 2. son « usage contrôlé » est possible. Ces tentatives échouent sous la pression de chercheurs non liés aux industriels, qui dénoncent l’instrumentalisation des organisations internationales par les lobbies (5). Conservant néanmoins leur légitimité sociale, lesdits « experts » continuent à diffuser leur message afin de « rassurer les marchés » en expansion des pays du Sud, mais en évitant soigneusement toute confrontation avec les victimes, jamais conviées à témoigner. La manipulation des gouvernants et des opinions publiques emprunte aussi d’autres voies. Ainsi au Brésil, des enquêtes épidémiologiques sont effectuées par des universitaires - par ailleurs consultants médicaux des firmes - dans des conditions incompatibles avec les exigences de rigueur scientifique (6). Cela vaut pour l’identification des anciens travailleurs exposés (alors que le Brésil compte 60 % de travailleurs non déclarés), l’établissement d’un diagnostic (alors qu’un tiers de la population n’a aucun accès aux soins) ou la mesure de la relation dose-effet (sans connaissance précise des expositions). Ainsi sera « prouvée » l’innocuité du chrysotile brésilien ! Ces pratiques prétendument « scientifiques » s’accompagnent d’une offensive médiatique mondiale. En France, le Comité permanent amiante (CPA), organisme informel créé en 1982 par un cabinet de communication, regroupe, autour des industriels, les scientifiques qui cautionnent, les pouvoirs publics qui couvrent et les syndicats qui suivent (7). Le CPA sera l’interlocuteur privilégié de la presse, l’expert « incontournable » qui vante sans relâche l’usage contrôlé de l’amiante. Il faudra attendre 1995 (8) pour que le scandale éclate... et que le CPA disparaisse aussi subrepticement qu’il était né. Ce qui n’empêchera pas M. Claude Allègre, de dénoncer le « terrorisme intellectuel » régnant, selon lui, sur le site universitaire de Jussieu à Paris, promis au désamiantage, il conclura que, « par un effet de psychose collective, on a transformé un problème mineur en risque majeur (9) ». Un problème mineur... Pour leur part, les industriels et l’Etat canadiens offrent aux journalistes et syndicalistes étrangers des voyages sur le site de Thetford Mines au Québec. Du tourisme au pays de l’amiante sans risque ! L’aide humanitaire, enfin, n’est pas négligée : au Guatemala, le trem blement de terre de 1976 permet à la Duralit, filiale locale d’Eternit, de fournir des toitures en amiante-ciment financées avec l’argent des collectes de solidarité. En 1991, un protocole d’accord est même signé entre le Haut-Commissariat aux réfugiés et le groupe multinational belge Etex. Les premiers « clients » ne tardent pas : Croatie, Guatemala et Rwanda-Burundi. La riposte des victimes de l’amiante se place sur le terrain de la justice et de la citoyenneté. Les procès font découvrir le drame des malades et de leurs familles, les pratiques délictueuses des employeurs, l’abstention coupable des pouvoirs publics, donnant à ce scandale une véritable dimension politique. Aux Etats-Unis, le « procès du siècle » - près de 300 000 plaintes déposées - tourne court : la Johns Mansville se déclare en banqueroute en août 1982 et crée un fonds d’indemnisation, suivie par d’autres industriels et leurs compagnies d’assurances. Mais le fonds est vite épuisé, tant le nombre de victimes est important. En France, entre 1996 et 2000, à l’initiative de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), plus de mille procédures civiles ou pénales sont engagées (10). Ces actions en justice sont aussi le procès du système de prévention et de réparation des maladies professionnelles et de ses institutions, en particulier la médecine du travail. Mouvement de protestation Au Brésil, actuellement cinquième producteur mondial, Eternit et Saint-Gobain ont bénéficié, pour exploiter l’amiante, des prévenances de la dictature militaire qui censurait toute information concernant la santé au travail et les risques industriels (11). A l’initiative de l’Association brésilienne des exposés à l’amiante (Abrea), créée en 1997, des centaines de travailleurs (ou de familles de victimes décédées) portent plainte. En 1998, Eternit est condamnée à indemniser un ancien salarié. Eternit et Brasilit (filiale brésilienne de Saint-Gobain) proposent alors à leurs ex-salariés un accord à l’amiable aux termes duquel les ouvriers renoncent à toute poursuite en échange d’une éventuelle indemnisation forfaitaire en cas de maladie. Mme Fernanda Giannasi, inspectrice du travail à São Paulo, dénonce publiquement ces accords, qui seront invalidés par deux fois par la justice brésilienne. Elle est poursuivie par Eternit pour diffamation, ce qui suscite un large mouvement national et international de protestation et de solidarité. Eternit est déboutée et renonce à faire appel. Courant 2000, le Brésil pourrait décider l’interdiction de l’amiante, pour application effective en 2005 (comme pour la directive européenne). A Londres, en 1999, près de 2 000 travailleurs noirs des mines d’Afrique du Sud portent plainte contre leur ancien employeur, la firme britannique Cape Ltd. Celle-ci riposte par une campagne de presse, relayée par les journaux conservateurs qui dénoncent le « coût scandaleux », pour les contribuables britanniques, de l’indemnisation éventuelle de ces « mineurs étrangers ». Le Canada, qui exporte 99 % de sa production, mène une intense activité diplomatique. En 1994, au Brésil, à l’occasion d’un séminaire international organisé par le ministère du travail, son ambassadeur exprime auprès de sept ministres la préoccupation de son gouvernement au sujet d’un accord entre l’Etat brésilien et les partenaires sociaux pour l’arrêt progressif de l’usage de l’amiante dans les matériaux de friction. En 1997, l’ambassade du Canada à Séoul obtient du gouvernement coréen le retrait d’un étiquetage signalant les dangers de l’amiante canadien importé. En Europe, Ottawa multiplie les pressions après l’interdiction française. Non sans succès : M. Anthony Blair retarde de deux ans la décision d’interdiction préconisée par les autorités britanniques de santé publique... en échange du soutien canadien dans la crise de la « vache folle ». Mais, au fil des années 90, des mouvements sociaux contre l’amiante ont vu le jour dans de nombreux pays. Leur dynamisme tient à la diversité de leurs composantes : associations, professionnels de la recherche, du droit et de la santé, et organisations syndicales. Leur développement international s’explique aussi par les formes de coopération mises en oeuvre : non pas reproduction du classique rapport Nord-Sud, mais partage d’expériences et d’informations, et soutien réciproque aux luttes sociales engagées par chacun dans son propre pays. Certes ces luttes utilisent largement les réseaux virtuels de communication, mais elles s’appuient surtout sur les liens humains de solidarité. En réduisant le droit à la santé à des « dispositions techniques », l’arbitrage de l’OMC en déplace la légitimité du domaine politique à celui de l’expertise scientifique et technocratique, et ce hors de tout mécanisme démocratique. Dans une étude (12) réalisée à la demande du Bureau technique syndical européen, M. Saman Zia-Zarifi et Mme Mary Footer montrent que, même si la décision de l’ORD ne devait pas remettre en cause la décision française d’interdiction de l’amiante, la procédure elle-même tend à inscrire la santé humaine et la sécurité au travail dans le champ de compétence de l’OMC, alors qu’il s’agissait jusque-là de domaines relevant de la souveraineté nationale. Outre les critères auxquels elle se réfère - en particulier le primat de la liberté du commerce -, cette procédure donne aux seuls « experts » patentés la légitimité de dire le « vrai » au nom de la science. La part de connaissance sur les dangers de l’amiante détenue par les victimes est pourtant la seule susceptible de donner la mesure humaine du risque. Elle est aussi la seule à ne pas être sollicitée dans la procédure de règlement des différends de l’OMC... Si la compétence de l’OMC n’est pas catégoriquement récusée dans des domaines relevant de la citoyenneté, voire de la simple dignité, les principes de droit élaborés au fil de l’histoire des peuples - droit à la vie et à la santé, droit à la protection de l’homme au travail, droit à la préservation des milieux naturels pour les générations futures - se trouveront ainsi eux-mêmes soumis au critère souverain de la liberté du commerce. La stratégie si habilement et cyniquement conduite par l’industrie de l’amiante depuis un siècle peut-elle triompher par ce biais ? Patrick Herman et Annie Thébaud-Mony. (1) Lire José Bové, « Pour une agriculture paysanne », Le Monde diplomatique, octobre 1999, et José Bové et François Dufour, Le Monde n’est pas une marchandise, La Découverte, Paris, 2000. Sur le plan judiciaire, l’affaire du démontage du McDonald’s devrait connaître une première conclusion à l’occasion du procès des militants de la Confédé ration paysanne (dont José Bové) à Millau le vendredi 30 juin. Ce syndicat entend, le même jour et également à Millau, faire le procès de la mondialisation libérale avec la participation de milliers de militants associatifs et syndicaux du monde entier. (2) David Lilienfield, « The silence : the asbestos industry and early occupational cancer research. A case study », American Journal of Public Health, juin 1991, vol. 81, n° 6. (3) British Journal of Industrial Medicine, vol.17, 260-271, 1960. (4) Le chrysotile représente plus de 90 % de l’amiante extrait sur la surface du globe, les autres variétés étant interdites dans la plupart des grands pays industrialisés. (5) Barry Castleman, Richard Lemen, « The manipulation of the international organizations », International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 4, nno. 1, janvier-mars 1998. (6) Estudo epidemiologico em trabalhadores expostos ao asbesto na atividade do fibro-cemento ; na atividade da mineração, projets coordonnés par le professeur Ericson Bagatin, université de Campinas, Brésil, août 1996. (7) François Malye, Amiante, le dossier de l’air contaminé, Le Pré-aux-Clercs / Sciences et Avenir, Paris, 1996. (8) Lire « L’héritage empoisonné de l’amiante », Le Monde, 31 mai 1995, et « Mortel amiante, une épidémie qui nous concerne tous », Sciences et Avenir, juin 1995. (9) Lire Claude Allègre, « Amiante, où est le scandale ? », Le Point, 19 octobre 1986. (10) Andeva, 22, rue des Vignerons, 94686 Vincennes Cedex. (11) Annie Thébaud-Mony, L’Envers des sociétés industrielles. Approche comparative franco-brésilienne, L’Harmattan, Paris, 1990. (12) Saman Zia-Zarifi et Mary Footer, Report for the TUTB / ETUC on European Communities measures affecting asbestos and products containing asbestos, département de droit international / Institut Glodis, université Erasmus, Rotterdam, décembre 1999. LE MONDE DIPLOMATIQUE juin 2000 Sur le même sujet :
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