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Pourquoi l’Etat français a déréglementé la Bourse
Rustines sur le « Titanic » de la finance globaleSource : Le Monde Diplomatique
24 avril 2009 Les effets dévastateurs de la crise semblent avoir désormais atteint la charge critique suffisante pour susciter quelques remises en ordre dans les régulations économiques et financières du capitalisme mondialisé. Il convient même de louer, avec John Maynard Keynes, cette capacité, que d’aucuns appellent poliment le pragmatisme, qui « amène hommes d’Etat et gestionnaires à limiter les conséquences les plus graves des erreurs de l’enseignement qui les a formés, en prenant des initiatives presque en contradiction avec leurs principes, tout en n’étant, dans la pratique, ni orthodoxes ni hérétiques (1)... ». Qu’on en juge : en à peine trois ou quatre mois, les mêmes qui s’apprêtaient à voter de nouveaux budgets de rigueur (2), à visser la politique monétaire pour éviter les « effets de second tour » inflationnistes (les hausses de salaire, en réalité) (3), à parfaire l’« intégration financière européenne (4) », en sont soudain venus à pratiquer des injections colossales de liquidité dans le système bancaire, à baisser les taux d’intérêt à des niveaux historiquement inconnus (et à le faire de manière quasi concertée, sous la pression, qui plus est, des dirigeants politiques), à créer des structures publiques de rachat des actifs toxiques, à fournir des garanties étatiques à des prêts interbancaires, à prendre de « vraies fausses » participations dans les banques, à les nationaliser parfois (avec, en tête du mouvement, Londres et Washington), à engager des programmes de relance franchissant toutes les limites imaginables (jusqu’à creuser un déficit budgétaire de 10 % au Royaume-Uni ainsi qu’aux Etats-Unis, pour la seule année 2009, et à faire exploser en vol le pacte de stabilité et de croissance européen — le bien mal nommé), à renflouer directement (de part et d’autre de l’Atlantique) l’industrie automobile, à donner des consignes, pas toujours suivies d’effets, il faut en convenir, pour encadrer les parachutes dorés, modérer les versements de dividendes, moraliser les stock-options, plafonner les rémunérations, etc. D’aucuns n’hésitent même plus à envisager un financement direct des dettes publiques par les Banques centrales. Bref, c’est tout le manuel, hier encore clandestin, de l’hérésie en matière économique qu’on feuillette soudain sous nos yeux. Certes, des voix s’élèvent déjà pour prévenir qu’il faudra revenir rapidement à l’orthodoxie budgétaire (c’est déjà fait, d’ailleurs, sous la houlette de l’Union européenne et du Fonds monétaire international [FMI], pour la Hongrie et la Lettonie, bientôt peut-être pour la Roumanie) ou prévenir toute tentation protectionniste (5). Mais avant de parler du ressac, il faut tout de même souligner que la vague a projeté sur la grève quelques débris du dogme libéral. Peut-on en conclure pour autant : « A présent, nous sommes tous des keynésiens (6) » ? Dans un sens, oui... si l’on entend par là que l’époque semble ravie d’exhumer les remèdes de « papy » Keynes pour composer à la hâte une vulgate du « que faire dans l’urgence ? ». Mais on aura vite saisi que l’invocation de cette figure tutélaire relève d’une stratégie de confinement, puisqu’il s’agit surtout de mettre un nom sur la brigade de pompiers qu’on aura fait venir pour éteindre l’incendie... une fois la forêt partie en fumée. Car, s’il est vrai que « la cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes (7) », la régulation du capitalisme, c’est aussi bien plus que du « presse-bouton », prétendument keynésien. Déverser un tapis d’euros et de dollars sur les braises, dans un monde configuré par trente années de réformes néolibérales, c’est comme pousser sur une corde pour faire avancer un âne. La politique industrielle, le rôle des syndicats, l’impôt progressif sur le revenu, l’offre égalitaire de services publics, l’aménagement du territoire, la politique de change, les règles sociales et environnementales du commerce extérieur... sont les structures d’accueil qui font aujourd’hui défaut pour recevoir dignement l’héritage keynésien. Craignons qu’en invoquant une nouvelle fois, dans la panique, le « retour de Keynes », sans s’interroger sur la configuration des institutions à même de lui assurer le couvert, on lui taille sur mesure son prochain linceul. Au-delà des mesures macro-financières prises pour tenter d’endiguer la dépression, on devrait également s’attendre à des tentatives de remise en ordre structurelles dans la sphère financière. C’est là le principal enjeu du G20 (8) réuni à Londres début avril. Au premier abord, on ne devrait pas faire la fine bouche en jugeant la volonté réformatrice des principaux acteurs de ce sommet : tout le spectre des nuisances dont semble capable la finance paraît couvert. On promet de s’attaquer aux paradis fiscaux (au secret bancaire, aux plates-formes offshore défiscalisées servant à abriter la formation des profits et des hauts revenus, au blanchiment de l’argent de tous les trafics), on ambitionne de mieux contrôler les hedge funds, on veut revenir sur les normes comptables (l’enregistrement des actifs à la juste valeur [fair value]) qui ont précipité la faillite des banques, on veut repenser les ratios prudentiels des établissements financiers (pour qu’ils n’aggravent pas les tendances cycliques), on veut remodeler les rémunérations des acteurs des marchés (pour qu’ils prennent les « bons » risques), on se prépare à mieux encadrer le travail des agences de notation (pour éviter les conflits d’intérêt), on souhaite renforcer la capacité de prêt du FMI, on parle même de « réengager les mécanismes de titrisation sur des bases saines (9) ». Dix-huit mois plus tôt, personne n’aurait ramassé par terre un tract altermondialiste comportant ces mêmes têtes de chapitre. Plusieurs raisons plaident cependant pour ne pas faire crédit trop facilement à cette volonté réformatrice (dans l’incertitude... restons liquides !). La première est que les acteurs ne sont pas forcément d’accord sur les chantiers prioritaires, ni sur la profondeur des remèdes à envisager, ni sur les dispositifs à adopter. La seconde est que cette phase de la gestion institutionnelle de la crise reste tout de même d’inspiration très libérale. L’approche reste celle de la « gestion des risques »... que l’on ne s’interdit pas de créer. La batterie des mesures envisagées se trouve bien dans ce registre, où il n’est question que d’augmentation de la transparence, de contrôle des systèmes d’incitation, de régulation prudentielle, de supervision, de renforcement de la gouvernance et du management (du risque)... c’est-à-dire de toute une ingénierie d’ordre techno-politique visant à tenter de rattraper les dérives induites par une doctrine restée intacte : celle qui crée les risques au nom de la liberté d’entreprendre et tente ensuite de domestiquer la bête, une fois qu’elle se trouve dépassée par sa créature. De ce point de vue, le corset des institutions, règles, normes, chartes qui va s’abattre sur la finance mondiale n’est pas le produit d’un retour aux « tentations socialistes », il ne fait que signaler la hauteur de la cage qu’il faut construire lorsqu’on veut exhiber un tigre du Bengale dans une école maternelle. Ou, pour mettre en scène des enfants plus grands : disons que les remises en ordre qui sortiront de ces petits travaux d’entretien dans la finance globale ressembleront trait pour trait à ce que mijotent les parents — tenants d’une éducation libérale — face aux prises de risque inconsidérées de leurs adolescents. Si votre progéniture s’est mise en tête de rejoindre chaque matin les deux tours de Notre-Dame en équilibre sur un fil tendu, prenez au moins les mesures suivantes : demandez-lui de mieux vous tenir informé de son heure de départ (transparence de l’information), de vous appeler à l’arrivée pour vous raconter ça (rendre des comptes), de s’échauffer avant sa traversée et de ne plus l’entreprendre la nuit (meilleur management du risque), de refuser les caméras de télévision (remodelage des incitations pour une prise de risque raisonnée), de ne pas se balancer pour épater les passants (éviter les mouvements procycliques), d’accepter qu’un ami de confiance joue le rôle d’observateur (supervision) et de ne plus emmener avec lui sa petite sœur (maîtrise des risques systémiques)... Et tout ira bien. Si l’on est maintenant assez bien averti des facultés de nuisance de la finance contemporaine, un flou demeure quant aux possibilités qu’elle a de se rendre utile. Les réponses visant à « remodeler la finance globale et le système économique en vue de restaurer la confiance (10) » semblent précéder la réflexion, au niveau politique, sur l’utilité même de ces activités, et sur l’intérêt qu’il y a à les « renforcer » ou à les « améliorer ». Dans une économie d’entreprise privée, quelles sont les fonctions essentielles de la finance ? Les économistes reconnaissent généralement que ce sont les suivantes : assurer la liquidité de l’épargne, financer l’investissement productif, permettre l’avance des salaires et des consommations intermédiaires, faciliter les recompositions industrielles, couvrir certains risques (de taux d’intérêt, de change) liés à des engagements à terme. Ceci devrait constituer la base de nos réflexions : quels sont les types d’institutions les mieux à même de remplir ces fonctions... Et surtout : de quelle partie de l’échafaudage actuel de la finance a-t-on (vraiment) besoin pour remplir ces fonctions ? On comprend qu’entamer cette petite enquête intellectuelle risque de mener loin : c’est tout un secteur d’activité, employant des centaines de milliers de personnes dans le monde, mobilisant une part non négligeable de matière grise, et captant une fraction disproportionnée du revenu global (profits et très hauts salaires confondus), qui devrait justifier de son utilité sociale. Pour ce faire, l’ambiance ayant changé, il se pourrait même que ses avocats ne puissent plus jouir du privilège habituel de l’inversion de la charge de la preuve — que lui conférait sa capacité de nuire. (1) John Maynard Keynes, dans une allocution radiodiffusée, à l’automne 1934, et publiée ensuite dans The Listener (Londres). Traduction française dans Keynes, La Pauvreté dans l’abondance, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 2002. (2) En mai 2008, le premier ministre français François Fillon prétendait encore ramener les comptes publics à l’équilibre en 2012. (3) Le 4 septembre 2008, M. Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne (BCE), exprimait sa « très vive préoccupation de voir l’émergence d’effets de second tour généralisés ajoutant à l’inflation », afin de justifier le refus de la BCE de réduire ses taux d’intérêts directeurs. (4) La Commission européenne (ce n’est qu’un exemple) mûrissait encore le projet, en 2005 et 2007, de créer un marché européen unifié des crédits hypothécaires. (5) Lire les déclarations du G20 de Washington en novembre 2008 ; Serge Halimi, « Un G20 pour rien », Le Monde diplomatique, décembre 2008. (6) Comme s’y risque Martin Wolf, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et éditorialiste en vue du Financial Times, Le Monde, 6 janvier 2009. (7) Pour reprendre le titre d’un ouvrage du restaurateur Alain Chapel, Robert Laffont, Paris, 1996. (8) Y sont représentés : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, Etats-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Russie, République tchèque (présidence de l’Union européenne), Royaume-Uni, Turquie. (9) Mais il s’agit seulement, selon Mme Christine Lagarde, ministre française de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, « que les banques conservent une partie — 5 % par exemple — des en-cours de crédits qu’elles titrisent », Les Echos, Paris, 13 mars 2009. (10) Site officiel du sommet de Londres.
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