Articles les plus visités
|
Le ras-le-bol d’un chef de service d’urgence parisienTitre et introduction : Libération
29 septembre 2012 Pierre Taboulet quitte son poste à l’hôpital Saint-Louis et s’en explique dans une lettre. Le docteur Pierre Taboulet est un de ces chefs de service d’urgence parisiens comme le système sait en produire : l’homme est chaleureux, dévoué au service public, un peu rebelle aussi, mais il est surtout un très bon médecin. Mais voilà, il en a marre. Il a 50 ans, il arrête, quitte sa chefferie des urgences de l’hôpital Saint-Louis à Paris, signe d’un malaise évident. Il vient d’écrire, le 17 septembre, à la directrice générale de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, et au directeur de la politique médicale pour expliquer son geste. Au-delà de ce cas particulier, il y a manifestement quelque chose qui ne tourne pas rond dans les services d’urgence parisiens, des services pourtant centraux car véritables portes d’entrée pour l’établissement. L’hôpital Pompidou et celui de Tenon ont eux aussi changé de titulaire récemment. Ce n’est plus un symptôme, cela devient presqu’une crise. Voilà sa lettre de sa démission. Lettre de démission de Pierre TabouletM.LE PR MICHEL FOURNIER Paris, Le 17 septembre 2012 Madame, J’ai décidé d’abandonner la chefferie de service des Urgences de l’hôpital Saint-Louis où je travaille comme responsable depuis 1994. L’hôpital est agréable, la direction, les médecins et les paramédicaux de grande qualité ; je n’ai pas de conflit au sein du pôle urgence et mon équipe est compétente et dévouée. Je quitte la « chefferie » car je me sens devenir impuissant pour diriger le service. Nos moyens sont trop insuffisants/inadaptés en regard de l’activité qui ne cesse de croitre et de se compliquer. Nous manquons surtout, comme partout, de lits dans l’hôpital ou à l’extérieur. L’activité la plus inutilement consommatrice de temps consiste donc à rechercher des lits ou à éviter des hospitalisations complètes. Le service Porte (UHCD) est saturé à plus de 100 %, les services de chirurgies ont mis de plus en plus à contribution pour des malades « non chirurgicaux », les transferts sont laborieux, et des admissions justifiées sont refusées à des malades (faute de lits) ou leur nuit aux urgences se passe sur des brancards... Certes, à ce petit jeu, la compétence des urgentistes est devenue grande, tant sur le plan médical, que sur le plan médico-économique... Néanmoins, le nombre d’urgentistes est insuffisant, non seulement parce que l’activité de consultation et d’hospitalisation augmente, mais parce que leur nombre de jours supplémentaires est considérable(et non rémunérés à ce jour), les gardes de 14-15 heures sont épuisantes et mal payées, le nombre d’étudiants hospitaliers et d’interne décroit régulièrement ou sporadiquement (comme cet été), les infirmiers sont en nombre insuffisant et la valse des cadres (infirmiers, supérieur et de pôle : tous ont changé en moins d’un an) ne permet pas un encadrement de proximité, si nécessaire pourtant aux urgences. Enfin, le doyen n’accorde aux urgences de Saint-Louis aucun moyen universitaire de façon particulièrement injuste, en regard des moyens alloués sur Lariboisière et Bichat, et des appréciations données par les étudiants. Les conditions de travail sont pénibles : ratio de productivité inflationniste, absence de lumière du jour, bureaux et vestiaires très insuffisants, espace insuffisant pour les soins et l’attente des malades, lits Porte inadaptés pour les immunodéprimés de Saint-Louis, informatique et téléphonie démodées et exaspérantes... En conséquence, les temps d’attente aux urgences s’allongent, les lits Porte sont saturés et la prise en charge des malades n’est plus satisfaisante. Faut-il rappeler qu’un soignant satisfait rend le patient satisfait ? Ou faut-il faire des audits couteux et inutiles pour redécouvrir ce bon sens ? Je quitte aussi la « chefferie » car la typologie des malades a changé et ma compétence médicale ne trouve plus son emploi.a) La précarité a envahi l’univers des urgences sous toutes ces formes : patients Français isolés socialement (« vieux », psychotiques,SDF, abandonnés...), patients étrangers loin de leur pays ou de leur culture, patients du quart monde loin de tout système de santé, qu’ils aient ou non une prise en charge financière pour leur santé. Ils ont souvent des maladies chroniques évoluées qui ne relèvent pas de l’urgence médicale, mais qui nécessitent une filière de soins médico-sociale adaptée, que l’urgentiste doit absolument trouver, au prix d’une consommation de temps illégitime. b) Les malades (souvent mal renseignés) qui affluent à toute heure. Il s’agit de patients qui se dirigent ou sont dirigés à la va-vite vers l’hôpital de proximité ou de renommée, alors que celui-ci n’est pas adapté à leur problématique médicale ou que l’urgence n’existe pas. Il s’agit de plus en plus d’un accès aux soins ou au spécialiste par envie d’une réponse urgente à leurs besoins (et souvent par défaut d’un autre choix). L’urgentiste est utilisé comme un médecin de premier recours « par défaut »ou comme guichet pour une orientation vers le spécialiste. c) Le service après-vente de l’hôpital. L’augmentation d’activité de l’hôpital et la recherche de performance (« efficience » souhaitée dans le cadre de la « T2A ») conduit à transformer le site des urgences comme un lieu de recours pour tous les patients dont les pathologies chroniques lourdes se compliquent du fait de l’évolution de leur maladie ou des effets indésirables du traitement. Ce sont les plus fragiles qui vont recourir aux urgences,mais souvent sans leur dossier, sans leur ordonnance, sans connaître parfois ni leur pathologie ni celui qui la soigne... C’est donc l’urgentiste qui doit (re)constituer lui-même le dossier avant de le soumettre au référent ou son substitut (quand il le trouve). Tout est perte de temps. La qualification d’un urgentiste pour faire ce travail de tri après une expérience de cinq ou dix ans, voire davantage, est une gabegie. Ce travail devrait être redistribué vers la filière généraliste ou préparé par davantage d’internes qui s’y destinent. Hélas, l’insuffisance et/ou la réduction du nombre d’internes postés aux urgences sont aberrantes. En France, à L’AP-HP, le ratio du nombre de seniors/internes est de 2/1 alors qu’il est de 1/2 en Belgique. Le système est périmé, figé, déprimant. Je ne critiquerai pas mes collègues spécialistes, ni la direction de mon hôpital car chacun fait de son mieux. Je salue ici le dévouement de mes collègues urgentistes et du personnel paramédical qui font un travail remarquable. J’abandonne le commandement, mais pas le navire, car mon adjoint, le Dr JP Fontaine, va reprendre la barre. Je pars et j’espère que mon départ sera l’occasion d’une prise de conscience pour l’AP-HP. La prise de conscience qu’une remise à plat des missions, du fonctionnement et des moyens attribués aux urgences de CHU est indispensable. Il n’est jamais trop tard. Je suis à votre disposition pour en parler, si vous le souhaitez. DOCTEUR PIERRE TABOULET
|