Articles les plus visités
|
La grande fatigue des IvoiriensSource : Le Monde Diplomatique / septembre 2004 Par Colette Braeckman, journaliste, Le Soir (Bruxelles), auteur notamment des Nouveaux prédateurs, Fayard. Entérinés par les différentes parties en conflit, le 30 juillet dernier, les accords d’Accra (Ghana) portent enfin la signature personnelle du président Laurent Gbagbo, contrairement aux accords de Marcoussis de janvier 2003 que le chef de l’Etat n’avait jamais vraiment acceptés, les assimilant à un diktat de Paris. Les ministres d’opposition ont été réintégrés dans le gouvernement. Cependant, de lourds dossiers restent en suspens : la xénophobie, le désarmement des rebelles, la question foncière et le redressement du pays, poumon de l’économie régionale, sonné par deux années d’une crise qui a profondément entaillé un modèle d’intégration pluricommunautaire, atout historique du développement ivoirien. Deux ans après le début de la rébellion, les Ivoiriens sont fatigués. Même si les « patriotes » partisans du président Laurent Gbagbo s’époumonent dans les rues d’Abidjan, s’en prenant aux Français et, plus largement, à tous ceux qui ont la peau blanche, les simples citoyens, prudemment en recul, soupirent et assurent que « ces gens ont été achetés pour manifester ». Si la capitale, avec ses allures de Manhattan africain, peut encore faire illusion, un voyage vers le nord permet de prendre la mesure de cette lassitude généralisée. A chaque barrage, les convois routiers qui relient le port d’Abidjan aux pays voisins, Mali et Burkina Faso, doivent s’acquitter de 1 000 francs CFA par camion (1), avec parfois des suppléments à verser à des hommes armés, irréguliers en maraude. A l’entrée de Bouaké, une fois franchie la « zone de confiance » où patrouillent les soldats français de l’opération Licorne, les ex-rebelles, devenus Forces nouvelles, tiennent le terrain. De très jeunes hommes, portant des T-shirts délavés, munitions en bandoulière, stationnent devant des barrages surmontés de grigris et de fétiches. On se fait fouiller encore plus fortement que du côté gouvernemental, et les ponctions sont plus lourdes. Normal : au début, les soldats étaient payés, mais, depuis que les soldes se font rares, la troupe vit sur l’habitant, ou sur le voyageur. Les officiers s’expriment avec courtoisie, mais les simples combattants lunettes noires et amulettes rappellent les gangs du Liberia ou de Sierra Leone. A Bouaké, les services sanitaires, l’eau potable, l’électricité se déglinguent doucement ; les rues ne sont pas entretenues ; la nuit, des coups de feu résonnent. Cependant, le trafic demeure important, car les fonctionnaires dont les enseignants restés à leur poste dans les zones occupées doivent descendre à Abidjan ou à Yamoussoukro pour y percevoir leur salaire, payé par le gouvernement central. La traversée de Bouaké représente chaque fois une étape hasardeuse, qui ne peut être parcourue que moyennant paiement aux différents barrages. Pour mesurer la fatigue et la déception de la partie du pays contrôlée par les Forces nouvelles (2), il suffit de s’arrêter dans un petit village au nord de Bouaké, Marabadiassa par exemple. Il est habité par des Malinkés, au coeur d’une zone peuplée de Baoulés, l’ethnie de feu le président Félix Houphouët-Boigny. Producteurs de coton pour la plupart, les Malinkés se sentent solidaires de leurs compatriotes du « Grand Nord », et leur héros a longtemps été M. Alassane Ouattara, le leader du Rassemblement des républicains (RDR). Tous avaient été choqués qu’on lui dénie sa nationalité ivoirienne et le droit de se présenter à la présidence, heurtés par la manière dont, à Abidjan, les « corps habillés » la police et la gendarmerie maltraitaient les Ivoiriens du Nord, assimilés à des Burkinabés ou à des Maliens. A la veille de la rébellion, en septembre 2002, des photos du charnier de Yopougon (3) avaient été distribuées dans le village et fait basculer l’opinion. « C’est moi qui ai payé la location de la salle polyvalente où le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire [MPCI (4) ] a tenu son premier meeting », se souvient Ibrahima, président de la coopérative des producteurs de coton, tandis qu’un homme entre deux âges, qu’on appelle « Bébé », explique comment, sous le coup de l’indignation, il s’était engagé dans les rangs de la rébellion : « Je voulais lutter contre la xénophobie, contre l’exclusion dont les gens du Nord étaient victimes. » Désormais, les commentaires sont amers. « Bébé » est revenu au village, où il n’a retrouvé qu’un emploi de gardien. « J’ai été roulé, explique-t-il à ses voisins qui se moquent de lui. Nous, les Ivoiriens, nous faisions le coup de feu, tandis que des Maliens et des Burkinabés, que nous considérions comme des mercenaires, pillaient les maisons et ramenaient le butin dans leur pays. » Les membres de la coopérative de coton affichent, eux aussi, leur mécontentement : « La récolte de 2003 a été mauvaise car, l’année précédente, tous nos engrais, nos pesticides, avaient été pillés par les soldats rebelles. Ils nous disaient : "Ce sont les intrants [les produits chimiques venus d’Abidjan, indispensables à la culture du coton] de Gbagbo" et ils les vendaient sur les marchés du Burkina Faso. Cette année, nous n’avons pas encore touché l’argent de la récolte précédente. Il doit traîner quelque part entre Bouaké et Abidjan... » Même si les chefs politiques des Forces nouvelles assurent qu’ils contrôlent la moitié du pays et n’hésitent pas à brandir la menace de sécession, les provinces du Nord semblent retenir leur respiration depuis deux ans : les services publics sont interrompus, les routes ne sont plus entretenues, beaucoup d’enseignants qui avaient fui vers Abidjan ne sont pas revenus. A Marabadiassa, le seul médecin est un retraité originaire du village, où il a choisi de revenir et de reprendre du service bénévolement, administrant les médicaments que des voyageurs acceptent de lui rapporter. Si le président Gbagbo n’est guère aimé, les dirigeants des Forces nouvelles passent pour des aventuriers : « Ils affirmaient vouloir lutter contre la xénophobie et l’exclusion. Maintenant nous avons compris que c’est pour eux-mêmes qu’ils se battaient », assure le vieux Suleiman Touré, qui ne veut plus assister aux meetings et s’insurge à la vue des grosses limousines noires dans lesquelles circulent les leaders. Un seul homme fait l’unanimité, et son portrait, un peu jauni, figure dans toutes les maisons : Houphouët-Boigny, dont les Ivoiriens n’ont pas fini de porter le deuil. Lorsque ce dernier disparaît, en décembre 1993, la Côte d’Ivoire ne pleure pas seulement le père de l’indépendance, celui qui, après avoir été ministre du gouvernement français, fit construire à Yamoussoukro la basilique Notre-Dame de la Paix, rivale de Saint-Pierre de Rome, et qui se présenta toujours comme le premier des paysans de son pays. A sa mort, chacun sait qu’une époque se termine celle d’un développement longtemps qualifié de « miracle », fondé sur des liens tellement étroits, tellement symbiotiques avec la France qu’il semble que la décolonisation n’a pas encore eu lieu. Mais, surtout, la mort du « Vieux » marque le début de la guerre de succession. Une guerre des chefs qui attise les sensibilités ethniques et suscite l’inquiétude des pays voisins, qui respirent par le poumon ivoirien. Bataille de succession Trois hommes, trois régions symbolisent ce combat. Le dauphin d’Houphouët-Boigny d’abord : M. Henri Konan Bédié, baoulé comme son mentor, originaire du Centre, porté par le Parti démocratique de la Côte d’Ivoire (PDCI). Son challenger ensuite : M. Ouattara, un homme du Nord, technocrate libéral proche des institutions financières internationales (il fut directeur adjoint au Fonds monétaire international). Après avoir perdu la bataille du cacao (la Côte d’Ivoire avait vainement retenu ses stocks dans l’espoir de faire remonter les cours mondiaux), Houphouët avait fait de lui son premier ministre afin qu’il remette de l’ordre dans la maison. Il s’acquitta de cette tâche en adoptant des mesures d’austérité et en instituant la carte de séjour pour les étrangers. Fondateur du Rassemblement des républicains (RDR), l’homme joue aussi sur de puissants réseaux internationaux et sur des amitiés en France (MM. Nicolas Sarkozy et Laurent Fabius, entre autres). Vient enfin M. Gbagbo. Né dans une famille pauvre, historien de formation, issu du groupe bété dans l’ouest du pays, il se targue de trente années d’opposition et de militantisme, avec des relations nouées au sein de l’Internationale socialiste, à laquelle appartient son parti, le Front populaire ivoirien (FPI). Entre ces trois hommes se croisent les ambitions, les rancoeurs, les alliances de circonstance : M. Gbagbo n’oublie pas que M. Ouattara l’a fait jeter en prison, mais s’allie à lui contre M. Bédié lorsque ce dernier, désireux d’exclure l’ancien premier ministre de l’élection présidentielle, met en cause la nationalité d’un homme qui, au début de sa carrière, était titulaire d’un passeport burkinabé. Le PDCI forge alors le concept d’ivoirité, que M. Jean-Marie Le Pen nommerait « préférence nationale » : la Côte d’Ivoire aux Ivoiriens (de souche). Des intellectuels s’emploient à peaufiner un concept identitaire qui mène tout droit à la xénophobie et à l’exclusion. Car il est vrai que le pays compte 26 % d’étrangers, originaires du Burkina Faso, du Mali et du Ghana. Employés dans les plantations de café et de cacao, ils ont assuré le développement du pays. Houphouët-Boigny, après les avoir invités, les avait protégés, et les documents d’identité avaient été très libéralement distribués, à tel point que M. Gbagbo, alors principal opposant, dénonçait ce qu’il appelait « le bétail électoral ». En fait, la présence de ces travailleurs immigrés n’a posé problème qu’au moment où les ressources se sont raréfiées, où les fonctionnaires, nouveaux chômeurs à cause de l’« ajustement structurel », sont rentrés au village et ont découvert que les terres ancestrales étaient mises en valeur par des étrangers : ces derniers s’en considéraient les propriétaires légitimes puisqu’il les avaient achetées et défrichées. Même si M. Gbagbo ne l’entérine pas explicitement, le concept d’« ivoirité » est largement accepté par la base du FPI, qui fera parfois cause commune avec le PDCI. Mais, en décembre 1999, ces jeux politiciens s’arrêtent, un tabou est brisé : le général Robert Gueï, originaire de l’ouest du pays, prend le pouvoir par un coup d’Etat. Dix mois plus tard, l’éphémère « Père Noël en uniforme » est obligé d’organiser des élections, et, ayant pris goût à la politique, il entend bien les remporter. Il a d’ailleurs pris ses précautions : la Cour suprême, dont il a nommé le président, a invalidé deux candidatures de poids, celle de M. Konan Bédié pour cause de corruption (5) et celle de M. Ouattara pour problème de nationalité. Seul M. Gbagbo est resté en piste et, faute d’adversaires civils à sa mesure, le 22 octobre 2000, il évince le général Gueï. Lorsque ce dernier refuse d’abandonner le pouvoir, M. Gbagbo utilise une arme qui deviendra son meilleur recours : les étudiants descendent dans la rue, les militants du FPI manifestent en masse et le général Gueï doit s’incliner. Bien que les élections se soient déroulées dans des conditions qu’il qualifiera lui-même de « calamiteuses », M. Gbagbo devient président. Se retranchant derrière l’avis de la Cour suprême et arguant d’une légitimité issue des urnes, il refuse catégoriquement de refaire le scrutin en l’ouvrant à ses deux rivaux évincés. Malgré le choc provoqué par le massacre de Yopougon, M. Gbagbo veut réaliser son programme : instaurer l’assurance maladie universelle, faire en sorte que chaque Ivoirien ait droit à un toit, rendre l’enseignement accessible à tous. Désireux de calmer le jeu politique, il fait attribuer à M. Ouattara une carte d’identité, organise un Forum pour la réconciliation nationale dont il refusera cependant d’appliquer les recommandations et, en 2001, le RDR emporte les élections municipales. Les perspectives économiques sont jugées bonnes par la Banque mondiale, qui promet de nouveaux crédits, la Côte d’Ivoire semble se redresser. C’est alors que le président Gbagbo prend la décision d’aller plus loin : il veut ouvrir le marché national, car il estime que son pays ne doit plus être la chasse gardée de la France. De telles intentions provoquent des inquiétudes à Paris. En Côte d’Ivoire en effet, les intérêts français représentent un tiers des investissements étrangers et 30 % du produit intérieur brut. Dans chaque ministère, un conseiller français veille au grain, et les grands groupes (Bouygues, Bolloré, EDF, Saur et autres) sont habitués à se voir attribuer les contrats sans devoir affronter la concurrence internationale, tandis que la Société générale, la BNP et le Crédit lyonnais dominent sans partage le secteur bancaire. De plus, lors des campagnes électorales en France, les partis politiques de droite comptent traditionnellement sur les financements venus d’Afrique. Du temps d’Houphouët, la Caisse de stabilisation (Caistab), présente à chaque échelon de la filière (collecte, achat, exportation), garantissait un prix fixe aux producteurs de cacao et de café. Ses bénéfices représentaient la « vache à lait » du régime : ils finançaient les projets de développement, mais ils assuraient aussi la marge de manoeuvre du « Vieux », à qui ils permettaient de consolider ses amitiés en métropole. Le démantèlement de la Caisse avec la création de trois nouvelles structures, chargées de la régulation, de la gestion commerciale et du secteur financier n’avait jamais réellement altéré ces « retours ». Le président Gbagbo, lui, ne respecte pas les règles du jeu tacites : il fait entrer des Américains dans la filière cacao (Cargill, ADM), met en concurrence, notamment pour le troisième pont d’Abidjan, les offres françaises et chinoises (deux fois moins chères), menace de retirer à Bouygues les concessions d’eau et d’électricité. Véritable décolonisation économique, cette politique néglige le fait que la contrepartie des retours financiers vers l’ex-métropole, c’était la stabilité : le fameux pacte de défense passé avec la France, qui a installé à Port-Bouët le 43e RIMa, avec pour mission de défendre la Côte d’Ivoire contre toute menace extérieure. Durant des décennies, cette assurance avait permis au pays d’investir plus dans le développement que dans les dépenses militaires. C’est pourquoi, le 20 septembre 2002, les premiers succès de la rébellion surprennent tout le monde : à Abidjan, le coup est déjoué, mais le ministre de l’intérieur, Emile Boga Doudou, est assassiné, et le corps du général Gueï est retrouvé non loin de chez lui. Dans le nord, un mouvement rebelle, le MPCI, avance rapidement et menace la capitale. Il se repliera à hauteur de Bouaké, lorsque la France, qui refuse de faire jouer le traité de défense (qui ne vaudrait que dans le cas d’une agression étrangère), lance cependant l’opération Licorne. Quatre mille hommes se déploient sur la ligne de front, désormais stabilisée, mais le pays est coupé en deux. Cette intervention, qui a empêché la Côte d’Ivoire de sombrer dans la guerre civile, est décriée des deux côtés : les Forces nouvelles assurent que l’interposition française les a empêchées de prendre le pouvoir à Abidjan. En revanche, du côté gouvernemental, on ne pardonne pas aux Français d’avoir dissuadé le Nigeria de se porter au secours de M. Gbagbo et interdit à l’Angola de faire entrer en action ses avions de chasse (d’origine française). En outre, comment croire que les services de renseignement français omniprésents dans la région, et surtout au Burkina Faso aient pu ignorer que, dans les faubourgs de Ouagadougou, des militaires en rupture de ban préparaient une invasion de la Côte d’Ivoire, recrutaient des ressortissants des provinces du Nord mais aussi des combattants burkinabés et maliens ? Attitude ambiguë de Paris Avec le recul, l’attitude de Paris apparaît ambiguë dès le départ : la France ne souhaite pas appuyer le président Gbagbo de manière décisive et lui permettre de neutraliser la rébellion, mais, dans le même temps, elle doit tenir compte de la présence en Côte d’Ivoire de quinze mille ressortissants qui ont la double nationalité, et, à l’époque, de vingt mille Français ils ne seraient plus que huit mille en 2004. En janvier 2003, plusieurs tentatives de médiation africaines menées entre autres par le président togolais Gnassingbé Eyadéma ayant échoué, une conférence est convoquée dans un gymnase de la région parisienne, à Linas-Marcoussis un huis clos où se retrouvent les rebelles et les partis politiques. Sous la forte pression des médiateurs français, un compromis est adopté ; la fonction présidentielle de M. Gbagbo est préservée, mais un premier ministre est désigné : M. Seydou Diarra, originaire du Nord, qui avait présidé le Forum national de réconciliation, est un homme de dialogue accepté par toutes les parties. Les rebelles (les Forces nouvelles) entrent au gouvernement et, lors d’un mini-sommet qui se réunit à Paris, après la clôture de Marcoussis, les ministères de la sécurité et de la défense leur sont attribués, avec l’approbation du ministre français des affaires étrangères, M. Dominique de Villepin. La formule de Marcoussis, qui provoquera l’indignation de nombreux Ivoiriens, n’a rien d’original. A plusieurs reprises, elle a été utilisée en Afrique centrale, avec des succès divers. Ainsi par exemple, en 2002, les accords conclus à Sun City, en Afrique du Sud, avaient jeté les bases d’un règlement de la crise en République démocratique du Congo : s’inspirant de l’accord de cessez-le-feu signé à Lusaka en 1999, ils avaient placé sur un pied d’égalité tous les belligérants, les rebelles soutenus par des pays étrangers (le Rwanda et l’Ouganda) et les représentants du pouvoir central. L’un des vice-présidents, émanant du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, s’était vu confier la responsabilité de la défense et de la sécurité. A son tour, l’accord de Linas-Marcoussis apparaît comme une prime octroyée à des ressortissants ivoiriens qui ont pris les armes en bénéficiant de soutiens étrangers. Ce dangereux précédent un encouragement à tous les rebelles potentiels n’empêchera pas l’accord d’être entériné par les instances internationales et présenté comme inévitable. Il est vrai que, s’il affaiblissait le pouvoir du président Gbagbo, il avait aussi le mérite de répondre à des problèmes de fond, comme le code de la nationalité ou le droit à la propriété en zone rurale, et de prévoir le désarmement des forces rebelles. Depuis janvier 2003, deux conceptions de la légitimité s’affrontent donc en Côte d’Ivoire. D’une part celle du président, qui invoque la Constitution et rappelle que, tenant son pouvoir des urnes, il n’entend pas organiser d’élections avant le terme prévu pour octobre 2005. De l’autre, la légitimité tirée d’un accord international, conclu sous la forte pression de la France, mais qui se révèle difficile à appliquer sur le terrain. A Abidjan, deux années après le début de la rébellion, un an et demi après la signature des accords de Marcoussis, il faut bien reconnaître que, contre toute attente, le président Gbagbo a réussi à se maintenir au pouvoir, sinon à remonter la pente. Mais à quel prix... Il a utilisé pour cela tous les moyens à sa disposition, dont les moins avouables. Sans hésiter, l’ancien opposant a misé sur la rue, où les « patriotes » qui portent des T-shirts arborant le mot d’ordre « Xénophobe, et alors... » multiplient les manifestations. A tout moment, la rue s’échauffe et les brasiers sont alimentés par l’entourage du président, son épouse Simone, M. Charles Blé Goudé, le « général de la jeunesse », qui dirige les « jeunes patriotes », Mme Geneviève Bro Grébé, qui lance dans la bataille les « femmes patriotes » ou « un million de filles pour Gbagbo ». De mois en mois, au fil des crises, cette base se radicalise, menace, n’hésite pas à attaquer physiquement les Dioulas (gens du Nord), à bousculer les étrangers et les opposants à M. Gbagbo, à brûler les véhicules des Nations unies tandis que des milices, qualifiées d’« escadrons de la mort », commettent des crimes qui demeurent impunis (6). Un climat de haine et de xénophobie se développe, qui a permis l’assassinat du journaliste Jean Hélène, le 21 octobre 2003, et entraîné le départ d’Abidjan de toutes les grandes agences de presse et de plusieurs organisations internationales, comme la Banque africaine de développement ou l’Unicef. Décolonisation de l’économieFace à la rue qui gronde, le chef de l’Etat recourt à la tactique bien connue du « moi ou le chaos », se présentant comme le seul à pouvoir faire rentrer les démons dans leur boîte. Mais, malgré ses talents politiques, ne risque-t-il pas d’être dépassé par ses propres extrémistes, désormais aveuglés par la haine identitaire, comme le fut naguère un certain Juvenal Habyarimana (7) ? Le président Gbagbo joue aussi sur l’usure, et cette partie-là semble plus facile, car les rebelles s’essoufflent, les soutiens dont ils bénéficient s’amenuisent et des dissensions apparaissent entre leurs chefs. Le président utilise aussi la carte internationale : lui qui a évolué dans le sillage du Parti socialiste français, où il compte ses meilleurs amis, n’hésite pas à se rapprocher des Etats-Unis, qui lui accordent une aide très généreuse sous couvert des fonds de lutte contre le sida prévus par le président George W. Bush. Il entretient aussi des liens avec les milieux religieux américains, séduits par sa foi et par son prédicateur préféré, le pasteur Koré. En outre, par le biais de la Communauté des Etats sahélo-sahariens (Cen-Sad) (8), il a veillé à se réconcilier avec la Libye, qui jusqu’alors soutenait le Burkina Faso. Mais surtout, l’habile président, un animal politique-né, a utilisé son principal atout : les ressources du pays, qui, quoique affaiblies, assurent toujours ses arrières. De notoriété publique, les revenus de la filière café-cacao ont été utilisés pour renforcer l’armée et acheter des armes. C’est parce qu’il en savait trop sur ce sujet que le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer a été enlevé le 16 avril 2004, puis vraisemblablement assassiné. Dans la prison centrale d’Abidjan, nous avons rencontré deux détenus, anciens gardes du corps affectés à la présidence, qui assurent avoir vu un certain Tony Oulaï, pilote d’hélicoptère pour le président Gbagbo, enterrer le corps du journaliste quelque part du côté de l’autoroute du Nord... Le président a aussi veillé à se réconcilier avec la France sur un point essentiel : celui des intérêts économiques. Même s’ils se sont désengagés de la production proprement dite (Bolloré a abandonné la filière cacao), plus que jamais les grands groupes français contrôlent les flux : transport, eau, électricité, voies de communication. Ainsi, la concession d’accès à l’eau potable a été confiée, jusqu’en 2007, à la Société de distribution d’eau en Côte d’Ivoire (Sodeci), dont le chiffre d’affaires se monte à 49 milliards de francs CFA, Saur détenant 47 % du capital. L’électricité, jusqu’en 2005, revient à la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), dont le chiffre d’affaires atteint 201 milliards de francs CFA (306 millions d’euros), Saur et EDF détenant 51 % du capital. La téléphonie mobile (1,4 million d’abonnés) est attribuée à Orange et Telecel, tandis que les téléphones fixes sont concédés à France Cable radio, à raison de 51 %. D’autres contrats vont s’ajouter à cette manne. Le terminal conteneur du port d’Abidjan (15 millions de tonnes par an) sera confié à Bouygues. Le déménagement vers Yamoussoukro en 2004 et 2005 de certains bâtiments officiels, comme le palais présidentiel ou la maison des députés (avec un coût de 500 milliards de francs CFA), profitera pour moitié à des intérêts français. Commentant ces données, un très haut cadre ivoirien conclut : « Croyant en la mondialisation, nous avions voulu diversifier nos partenaires, ouvrir nos marchés. Mais nous avons été obligés de suspendre la décolonisation de notre économie. Le fusil sur la tempe, nous avons dû marquer un temps d’arrêt. » Dans l’attente des élections de 2005, qu’il entend bien remporter, M. Gbagbo a repris la main, à sa façon. Après un sommet qui s’est tenu à Accra (Ghana) fin juillet, il a accepté de réintégrer les représentants des Forces nouvelles au conseil des ministres et de donner une nouvelle chance aux accords de Marcoussis. L’Assemblée nationale devrait en principe revoir la loi sur la nationalité, stipulant qu’il suffit pour être candidat d’être né de père ou de mère ivoirien d’origine. Il s’agit désormais de désarmer les combattants des Forces nouvelles : les 6 420 hommes de l’Organisation des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) devraient s’y employer, aux côtés des 4 000 Français de l’opération Licorne. Les provinces du Nord espèrent, du coup, que le gouvernement rétablira peu à peu les services de l’Etat, l’eau potable, l’accès à la santé, à l’éducation. Mais cette guerre laissera de profondes séquelles. L’ouest du pays est toujours livré à la barbarie de combattants venus du Liberia, qui épaulent un autre groupe rebelle soutenu par des combattants libériens, le Mouvement patriotique du Grand Ouest ivoirien (Mpigo). L’économie du Nord est sinistrée, la mosaïque de la cohabitation ethnique brisée pour longtemps. Et, surtout, aussi bien dans les rangs des partisans du président Gbagbo que du côté des Forces nouvelles, des jeunes sont montés au créneau, par milliers, moins par idéal que parce qu’ils avaient touché un peu d’argent pour se battre ou pour manifester et terroriser. Qui réussira à les faire rentrer dans le rang et à effacer le souvenir de cette violence rémunératrice ? Enfin, de part et d’autre, on perçoit de l’amertume à l’égard de la France : les sympathisants des Forces nouvelles se demandent s’ils n’ont pas été sacrifiés, tandis que le clan Gbagbo n’oubliera pas de sitôt son humiliation et le prix qu’il a fallu payer. C’est pourquoi, à toutes fins utiles, afin que la base ne se rende pas compte trop vite que les jeux sont faits, les jeunes « patriotes » continuent à conspuer les symboles de la France, une cible facile... Colette Braeckman. (1) Soit 1,52 euro (2) C’est à la conférence de Linas-Marcoussis, en janvier 2003, que les rebelles ont pris le nom de Forces nouvelles. (3) En octobre 2000, à la veille de la prestation de serment de M. Gbagbo, un escadron de gendarmerie réputé acquis au nouveau chef d’Etat avait vengé la mort de l’un de ses membres en se livrant à un massacre à Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan : cinquante-sept cadavres avaient été retrouvés. (4) Nom du premier groupe formé par les rebelles en septembre 2002, essentiellement basé dans le nord du pays. (5) L’Union européenne a reproché aux autorités d’avoir détourné 18 milliards de francs CFA destinés à un projet de santé... (6) Voir les nombreux rapports d’Amnesty International, de Human Rights Watch, et le rapport de la Commission d’enquête de l’ONU sur les événements du 25 mars 2004 publié le 29 avril 2004. (7) Président rwandais dont l’assassinat, le 6 avril 1994, donna le signal du génocide des Tutsis. (8) La Cen-Sad, créée à Tripoli le 4 février 1998 par la Libye, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Tchad et le Soudan, comprend également : Bénin, Côte d’Ivoire, Djibouti, Egypte, Erythrée, Gambie, Guinée-Bissao, Liberia, Maroc, Nigeria, République Centrafricaine, Sénégal, Somalie, Togo et Tunisie. septembre 2004 LE MONDE DIPLOMATIQUE Comment va l’Afrique, suite :
|