Articles les plus visités
|
Enquète sur la Fondation Saint Simon Les architectes du social-libéralisme
Source : Le Monde diplomatique
24 août 2005 Texte d’introduction : Syti-net Fondée en 1982 par le très influent historien François Furet et par Pierre Rosanvallon, la Fondation Saint-Simon avait pour objet de "développer l’analyse du monde contemporain". La Fondation s’est dissoute en Décembre 1999. Selon Pierre Rosanvallon, la Fondation avait "accompli sa mission". Durant 18 ans, elle a rassemblé l’élite dirigeante française. Ses membres étaient des personnalités politiques, des grands chefs d’entreprise, des journalistes et patrons de presse, et quelques universitaires. Environ 100 membres cooptés participaient à des rencontres régulières à huis clos. Un cercle plus large de 500 personnes participaient sur demande à des séminaires interdisciplinaires, tandis qu’un public plus large encore recevait une note de synthèse mensuelle. Les membres de ce "club" très fermé formaient ce qu’Alain Minc appelle "le cercle de la raison" et que leurs adversaires qualifient de "cercle de la pensée unique". « Menaces de dépression. » Pour la première fois, le Financial Times a reconnu les risques qui pèsent désormais sur la planète. Les plans de sauvetage massifs du FMI sont incapables de colmater les brèches.Les marchés européens et nord-américains pourraient être frappés à leur tour, ce qui menacerait la croissance qui s’amorce. Pour les dirigeants de la gauche française, qui tablent sur cette dernière, les lendemains risquent d’être difficiles. Sont-ils prêts pour une nouvelle donne ? Il leur faudra d’abord se dégager des dogmes qui fondent l’action des gouvernants. Ces évidences ont été nourries par des « boîtes à idées » publiques et privées, comme la Fondation Saint-Simon, servant de pont entre droite et gauche. Des gouvernements socialistes peuvent, par exemple, privatiser avec autant d’entrain que des équipes conservatrices. Lorsque les responsables reprennent les idées développées par ces fondations, ils expliquent qu’elles ont pour auteurs des « experts ». Combien de temps ces « vérités » résisteront-elles à la pression de la réalité sociale ? DANS le sixième arrondissement de Paris, la Fondation Saint-Simon occupe un espace d’une centaine de mètres carrés au rez-de- chaussée d’un immeuble cossu situé au 91 bis de la rue du Cherche-Midi. Cette association loi 1901 (en dépit de ce que peut laisser penser son nom) a vu le jour en décembre 1982 dans l’un des salons de l’hôtel Lutétia, sous l’impulsion de François Furet et de MM. Pierre Rosanvallon, Alain Minc, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Pierre Nora, Simon Nora et Roger Fauroux. Ce dernier raconte : « Nous avons pensé qu’il fallait que le monde de l’entreprise et celui de l’Université se rencontrent. (...) Nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que ces rencontres ne pouvaient être fécondes et durables que si nous avions des actions concrètes à mener, ce qui exigeait un cadre juridique et de l’argent. Alors nous avons cherché des adhérents, d’où un aspect club. Chacun a rassemblé ses amis. François Furet et Pierre Rosanvallon dans l’Université, Alain Minc et moi dans le monde de l’entreprise (1). » Ces confrontations auraient eu pour objet de surmonter « l’indifférence, l’incompréhension et même la défiance » entre ces deux planètes (Université, entreprise) et de favoriser « une fertilisation croisée », assise sur des « besoins » réciproques. Président de Saint-Gobain, M. Roger Fauroux avait, avant d’implanter une usine de verre en Iran, vérifié les ressources du pays en hydrocarbures, mais omis de prendre en compte l’influence chiite à la veille de la révolution islamique. Tirant les leçons d’une telle expérience, il souligne le « besoin de sciences sociales » que ressentiraient des chefsd’entreprise.
Or, de leur côté, des intellectuels souhaitaient eux aussi, selon lui, ne pas se cantonner à la sphère spéculative et sortir de « leur tour d’ivoire, où n’arrivaient de l’économie que les échos des catastrophes sociales ». Traduction immédiate : François Furet et Pierre Rosanvallon participèrent aux conseils d’administration de filiales de Saint-Gobain... A cette ouverture des espaces sociaux s’ajouta une volonté de désenclavement idéologique. La Fondation Saint-Simon dépasserait ainsi les oppositions droite-gauche en pratiquant un oecuménisme de bon aloi (qui exclut toutefois les communistes, l’extrême gauche et l’extrême droite). De la sorte, elle rapprocherait « certaines personnes à l’intérieur d’un espace idéologique allant de la droite intelligente à la gauche intelligente ». Alain Minc se souvient : « La Fondation est née en pleine guerre froide idéologique et sociologique. Aujourd’hui, on se parle, mais il faut se souvenir d’où on vient. Albert Costa de Beauregard, conseiller économique de Barre à Matignon, et Jean Peyrelevade, directeur adjoint du cabinet de Mauroy, n’échangeaient pas jusqu’au jour où Saint-Simon leur a permis de découvrir qu’ils avaient 70 % de leurs idées en commun (2) . » Le Club Jean- Moulin, qui, à l’époque du gaullisme, regroupa syndicalistes, hauts fonctionnaires et intellectuels, fait figure de référence, au moins au départ. M. Roger Fauroux explique en effet que Jean-Moulin avait « pratiquement fait passer toutes ses propositions en douceur, par les gouvernements soit de droite, soit de gauche (3) ». La Fondation Saint-Simon serait un projet intellectuel de réforme de la société porté par des « élites » prétendant incarner le « bien commun ». Aussi définit-elle son identité « entre le think tank à l’américaine et le club de réflexion à la française ». Pour Pierre Rosanvallon, ces « boîtes à idées (4) » seraient une impérieuse nécessité. « Après le temps des clubs est venu celui des think tanks. Ce qu’il y a de plus urgent à faire aujourd’hui, c’est surtout de produire des idées, d’élaborer des projets, de formuler des diagnostics (5) » Cette référence à l’exemple américain renvoyait aussi à l’idée que les financements privés permettraient une plus grande latitude de recherche. M. Roger Fauroux explique : « Notre fierté, c’est d’avoir réussi à faire fonctionner notre machine culturelle sans avoir jamais recours à des fonds publics. C’était notre règle de départ : nous ne voulons pas accepter de l’argent de l’Etat. Et nous avons réussi à mobiliser des sommes qui ne sont pas tout à fait négligeables, un peu plus de 2 millions par an (6). » Les cotisations des membres (500 francs par an en 1997) ne suffisant pas, la Fondation a fait appel à des personnes morales ou à de grandes entreprises qui versent chacune, dès l’origine, 120 000 francs par an. Au nombre de ces contributeurs : la Caisse des dépôts, Suez, Publicis, la Sema, le Crédit local de France, la banque Wormser, Saint- Gobain, BSN Gervais-Danone, MK2 Productions, Cap Gemini Sogeti, etc. Ces dons permettent d’organiser un déjeuner mensuel et d’animer des groupes de réflexion dont le travail débouche sur des publications. S’y ajoutait un projet, abandonné en 1993, d’une « université privée de haut niveau ». Des réseaux d’amis et de connaissances POUR François Furet, la centralisation de l’enseignement supérieur constituait un frein à la recherche. Alors président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), il était très favorable au développement d’une structure indépendante de la « machine bureaucratique » de l’éducation nationale. Enseignant à partir de 1985 à l’université de Chicago, il reçut 470 000 dollars de la Fondation Olin au titre de son programme d’étude des révolutions, américaine et française, à l’époque de leur bicentenaire (7). La dévalorisation de la recherche publique apparaît clairement quand, en 1986, François Furet demande à M. Michel Rocard s’il est « prêt à restituer à la société une partie de l’enseignement, par exemple dans le supérieur, où c’est le plus facile et le plus évident, en appliquant vraiment la loi d’autonomie des établissements sur le plan financier, de gestion intellectuelle, etc. » « Jusqu’où peut aller le dessaisissement de l’Etat ? (...) Est-ce que vous êtes prêt à introduire plus de compétition entre les établissements d’enseignement supérieur, à remettre en cause la notion de diplôme national ? (8) . » C’est rue du Cherche-Midi que se tient le déjeuner-débat mensuel organisé autour de l’exposé d’un des membres ou d’un invité. MM. Helmut Schmidt et Raymond Barre, Mgr Lustiger, MM. Robert Badinter, Jacques Chirac, Edmond Maire, Michel Rocard, Laurent Fabius, Valéry Giscard d’Estaing, etc., se sont succédé au siège de la Fondation. La quasi- totalité des premiers ministres français y ont commenté leur politique. Ces séances rassemblent en général entre trente-cinq et cinquante personnes. Selon Jacques Julliard, on y vient « chercher du sens à la complexité, persuadé d’y découvrir le dessous des cartes, grâce au contact direct avec des personnalités influentes ». Toutefois, l’activité principale de la Fondation consiste en la réunion de groupes de réflexion traitant des questions économiques, sociales ou internationales. Les travaux sont édités sous forme d’ouvrages ou de notes. Ces dernières synthétisent des sujets comme : « L’énigme de la désagrégation communiste », « La théorie de la justice de John Rawls », « L’Etat-providence sélectif », « Les salaires ou l’emploi », « Air France, an III », etc. Oscillant entre une dizaine et une centaine de pages, éditées à mille exemplaires et distribuées par abonnement ou sur commande, leur périodicité est presque mensuelle (neuf ou dix numéros par an) depuis 1991. Cette régularité repose sur le travail d’une jeune équipe (Laurence Engel, Daniel Cohen, Nicolas Dufourcq, Antoine Garapon et Denis Oliviennes), groupée autour de Pierre Rosanvallon, qui non seulement écrit certaines notes, mais choisit les thèmes et contacte les auteurs potentiels. Ces travaux s’adressent surtout à des hommes politiques, chefs d’entreprise, cadres supérieurs, hauts fonctionnaires, ainsi qu’à quelques intellectuels et à un nombre croissant de journalistes, économiques notamment. Parfois certains de ces textes sont publiés à l’extérieur, dans Le Nouvel Observateur, Esprit, Le Débat, Politique internationale, etc. La Fondation diffuse aussi par des livres : elle dirige la collection « Liberté de l’esprit », aux éditions Calmann-Lévy. La Fondation Saint-Simon n’est pas née ex nihilo. Produit du travail de mobilisation d’un nombre très restreint de personnes, elle agrège des réseaux amicaux et familiaux. Elle s’apparente à une série de cercles concentriques qui rassemblent autour d’un noyau central très soudé des individus issus de secteurs différenciés et attirés par des personnages « ponts ». Le passage au Parti communiste français entre 1949 et 1956 constitua un premier creuset d’affiliation. Emmanuel Le Roy-Ladurie et François Furet, par exemple, y préparèrent ensemble l’agrégation d’histoire (avec Denis Richet, Alain Besançon, Annie Kriegel et Jacques Ozouf). Cet engagement, qui obligea le fils d’un ministre de l’agriculture du régime de Vichy et un fils de banquier issu de la grande bourgeoisie parisienne à transgresser leurs univers ordinaires de références, souda les deux hommes dans une adhésion sans faille aux dogmes les plus orthodoxes. Leur anticommunisme viscéral, après 1956, fut à la mesure de la force de cette « épreuve », puisqu’il conditionna leur positionnement intellectuel, politique et leurs recherches. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si François Furet s’attaqua à la Révolution française, dont les paradigmes marxistes de l’école d’Albert Soboul dominaient l’étude, quand d’autres tentaient d’« expier » leur faute dans des autobiographies repentantes (9). Cette hostilité au Parti communiste les rapprocha de la mouvance « antitotalitaire », plus ou moins structurée autour de Raymond Aron et des revues Preuves, Contrepoint puis Commentaire, auxquelles ils collaborèrent successivement. Ils y rejoignirent des hauts fonctionnaires du Plan et des syndicalistes chrétiens confrontés à l’hégémonie de la CGT sur le mouvement syndical. Si la lutte contre le totalitarisme ne constitue néanmoins qu’une des trajectoires des membres fondateurs de Saint-Simon, presque tous en revanche s’inscrivent dans la nébuleuse « modernisatrice ». Après la seconde guerre mondiale, la France s’engagea en effet dans une forme de capitalisme dirigé. Les instigateurs de ce tournant (grands commis de l’Etat, universitaires, patrons et syndicalistes) estimaient alors que le modèle économique antérieur, un laisser-faire mâtiné de protectionnisme, constituait l’un des principaux freins à la modernisation. Pour concilier le marché et l’intervention de l’Etat, ils définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical. Cette avant-garde, qui se perçoit comme telle, ne s’identifie pas à une association ou à un parti. Elle n’a pas de contours nets. Mais ses membres sont liés par un réseau de relations personnelles.
Autour de figures comme celles de François Bloch-Lainé et de Simon Nora s’élabore une pensée d’Etat « modernisatrice », assise sur une méfiance tenace à l’égard du « peuple » : « Nous étions (...) le petit nombre qui savions mieux que les autres ce qui était bon pour le pays, ce qui n’était pas complètement faux. Nous étions les plus beaux, les plus intelligents, les plus honnêtes et les détenteurs de la légitimité (10) . » Pierre Mendès France joua un rôle central. Il incarna en effet, à ce moment donné, la traduction politique des aspirations de ces hauts fonctionnaires, syndicalistes et intellectuels de gauche opposés à la puissance du Parti communiste et de la CGT. Il reçut également l’appui de L’Express et du Nouvel Observateur, deux nouveaux médias où se côtoyaient écrivains, universitaires, journalistes et hommes politiques ayant choisi « le camp de la modernité, des individus éclairés, face aux conservatismes de tout acabit et au gouvernement de droite ». Les membres de la Fondation Saint-Simon proviennent pour l’essentiel de cette mouvance, entendue au sens large. Certains ont servi de personnages « ponts » entre des espaces sociaux différenciés. Ainsi, M. Roger Fauroux a établi des liens entre le monde de l’industrie et celui de la haute fonction publique, puisqu’il est passé par l’Ecole nationale d’administration (ENA) (11) et par l’Inspection des finances. M. Simon Nora, quant à lui, joua un rôle de grand commis de l’Etat, participant à de multiples commissions de réflexion et nouant à cette occasion des contacts avec le secteur syndical et les intellectuels qui en étaient proches. Il fut l’un des fondateurs de L’Express et participa à l’aventure du Nouvel Observateur. Enfin, par son frère, Pierre, il conserve des contacts avec l’édition et le champ intellectuel. Jacques Julliard s’est longtemps situé au carrefour du champ universitaire (directeur d’études à l’Ehess de 1978 à 1997) et du secteur syndical (membre du bureau national du Syndicat général de l’éducation nationale [SGEN] de 1962 à 1976, et de la CFDT de 1973 à 1976). Il a fréquenté simultanément les milieux de la presse (éditorialiste au Nouvel Observateur et membre du comité de rédaction de la revue Esprit) et ceux de l’édition (conseiller littéraire puis directeur de la collection « Poches-politiques » au Seuil). Influencer l’intelligentsia et les médias VU sa date de création et sa composition, on pourrait penser que la Fondation Saint-Simon doit quelque chose à la « grande peur » de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Or certains de ses acteurs ont accompagné cette alternance politique et même reçu des postes stratégiques dans l’appareil d’Etat (MM. Jean Peyrelevade ou Robert Lion, par exemple). Toutefois, la victoire de la gauche accélère au départ la marginalisation des « modernisateurs » et de leurs conceptions. L’échec de M. Michel Rocard à faire valoir son point de vue au sein du gouvernement va engendrer quelques solides frustrations chez les adversaires de l’« archaïsme ». Serge July explique en 1981 : « Si les intellectuels sont pour quelque chose dans l’effondrement du PC, ils ont été battus par ailleurs.
Les dirigeants actuels du PS présentent la particularité d’avoir échappé aux quatre grands mouvements de ces vingt-cinq dernières années : l’indépendance de l’Algérie et la décolonisation ; le mouvement réformiste des années 60 ; 1968 et le mouvement que j’appelle des nouveaux rapports sociaux ; le mouvement antitotalitariste. Il se trouve que les hommes qui sont aux commandes, qui sont de fait à la tête de la gauche, ne sont pas ces gens-là. Et, même si Rocard a raison, il a fini par avoir tort puisqu’il a été battu (12). » A ce sentiment de dépossession du fruit de leurs combats (si M. Rocard était gagnant au sein de l’intelligentsia et des médias, pourquoi avait-il été battu au sein du Parti socialiste ?) s’ajoute l’hostilité de certains membres, dont François Furet, au personnage de François Mitterrand, d’ailleurs lui-même très méfiant à l’égard de la Fondation. Rien ne permet néanmoins de penser que tous investissent la même chose dans cette structure. Elle fait simplement office, à un moment donné, de point de convergence entre les anticipations d’individus disséminés, qui voient dans cette agrégation un moyen de multiplier leur puissance sociale. François Furet, opposé à l’école marxiste qui domine l’étude de la Révolution française, tente ainsi de mobiliser, à l’occasion de la préparation de la commémoration du bicentenaire (amorcée dès 1982), des ressources (médiatiques, bureaucratiques, politiques) extérieures au champ historique pour pouvoir y modifier le rapport des forces à son avantage. De même, certains experts sociaux marginalisés au sein du gouvernement viennent chercher un renfort de légitimité et de « scientificité » auprès d’intellectuels reconnus. Reste que la Fondation Saint-Simon existe toujours plus de quinze ans après sa création. Elle s’est même étoffée, passant de soixante-douze à plus de cent vingt membres. Les enjeux se sont transformés ; des personnages centraux s’éclipsent ou relâchent leur investissement ; d’autres apparaissent, avec des aspirations ou des velléités différentes. Regroupant toujours des intellectuels, des hauts fonctionnaires et des industriels, la Fondation Saint-Simon entend rester un « lieu d’initiatives pour formuler des projets visant à une meilleure intelligibilité de nos sociétés contemporaines ». Et donc un espace d’élaboration de nouvelles manières de percevoir le monde social. S’y façonnent des visions partagées de la société qui finissent par permettre l’économie d’un certain nombre de questions (tant les réponses paraissent implicites), et des conclusions qui - sans jamais avoir été vérifiées scientifiquement ou même dans la pratique - deviennent des « évidences » au point de ne plus devoir être discutées. A l’idée de « pensée unique », qui suggère l’action concertée d’un groupe aux intérêts communs, mieux vaut ici celle d’« effet de halo », comme résonance d’analyses communes qui se renforcent selon une logique circulaire. La proximité sociale d’un certain nombre d’acteurs, statutairement en position d’intervenir dans le débat public, conforte cette cohérence. D’autant que cette proximité est vécue sur le mode de l’« affinité élective ». La Fondation Saint-Simon recrute en effet par cooptation, ce qui implique un accord entre les membres quant aux candidats qui sont « dignes » d’y entrer. Jean Daniel explique ainsi ses relations privilégiées avec François Furet, Mona Ozouf ou Pierre Nora : « Je ne trouvais pas du talent à ces hommes et à ces femmes parce qu’ils étaient mes amis. J’étais devenu leur ami parce que je leur trouvais du talent. » Le profil type correspond peu ou prou à une « noblesse culturelle » qui serait dotée d’une essence supérieure, caractérisée par « une largeur de vues, une vision en survol, une culture générale, des capacités de synthèse, bref une somme de vertus que les dominants s’attribuent à eux-mêmes et s’accordent à exiger des impétrants qu’ils vont coopter en leur sein (13) ». Et chacun des membres, persuadé de représenter la fraction éclairée de l’élite, d’être au contact de gens aussi « intelligents » que lui-même, reprend, diffuse et alimente assez naturellement les interventions de ses pairs. La distance apparente entre ces individus ainsi que les effets de brouillage nés de l’opacité de ces liens (quels rapports semblent entretenir a priori un historien de l’Ehess, le PDG d’une grande entreprise nationale et un journaliste en vue ?) ajoutent à l’impact de ces diagnostics concordants. Toute mise à nu, aussitôt perçue comme une dénonciation, est disqualifiée à ce titre. Regrouper des intellectuels, des hauts fonctionnaires, des journalistes et des industriels prend en effet un tout autre sens quand on découvre que de nombreux membres occupent successivement ou simultanément l’ensemble de ces positions. M. Roger Fauroux, qui souligne que « les industriels de la Fondation Saint-Simon ne se contentent pas de verser de l’argent pour faire travailler les autres ; ils sont eux aussi un peu des intellectuels (14) », représente un exemple presque idéal : PDG, puis président d’honneur de Saint- Gobain, cet industriel est aussi énarque et inspecteur des finances. Il peut de surcroît arguer de sa proximité avec les intellectuels, puisqu’il est également normalien et agrégé d’allemand. Enfin, porteur de parts « A » du Monde (associés extérieurs à titre personnel), il a des relations dans la presse. Et de nombreux autres membres de Saint-Simon partagent avec lui cette ubiquité qui leur permet d’exister dans des lieux différents, sous des titres différents.
Cette fluidité sociale favorise la circulation des langages, des manières, des thèmes et des questions, concourant à la production de problématiques communes et engendrant des sentiments de familiarité et de solidarité qui franchissent les clivages consacrés du jeu politique. Si, selon l’expression de François Furet, la Fondation « s’est voulue la moins engagée possible (15) », et n’adhère pas en tant que telle à un parti, nombre de ses membres ont collaboré à des gouvernements au titre de conseillers techniques ou de chargés de mission. La composition des différentes commissions permet de constater l’abondance de cette participation. Ainsi, le rapport Minc comportait trente-six collaborateurs, dont douze membres de la Fondation (16). La commission Fauroux sur l’enseignement comptait six saint-simoniens sur vingt-quatre participants (17). Des personnalités « indépendantes » ont également exposé leurs avant-projets dans des notes de la Fondation : rapport Weil sur l’immigration (18), « réforme » de la protection sociale entreprise par le gouvernement Juppé. La proclamation de la « fin des idéologies », toujours suspectes de « polluer » les débats, constitue la clé qui permet de dépasser les clivages partisans pour participer à la constitution de « vraies questions ». Témoin cet échange entre le président de la Fondation, François Furet, et l’une de ses figures politiques « tutélaires ». - Raymond Barre : « Il y a un fait qui m’a toujours frappé, c’est que la classe politique est plus dominée par l’idéologie, et davantage divisée du fait de l’idéologie, que les classes politiques d’autres pays. (...) Dans la classe politique française, l’opposition idéologique rend très difficile d’avoir sur bon nombre de sujets des échanges de vues inspirés par le souci d’objectivité. (...) Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (...) il y a un large consensus sur la société et, de plus, la méthode d’analyse des problèmes est largement partagée. Je suis allé récemment aux Etats-Unis étudier les problèmes internationaux. Je me suis trouvé en présence de deux hommes dont l’un avait été le président du Council of Economic Advisers sous Carter et l’autre l’avait été sous Ford. Nous avons discuté des problèmes américains et internationaux et nous avons pu tomber sur une analyse commune, sans que les a priori idéologiques interviennent. » - François Furet : « Mais avec des experts, vous pouvez obtenir aussi le même résultat en France ; là où c’est par définition impossible d’y parvenir, c’est avec des hommes politiques (19). » Ainsi, il suffirait d’être au fait de la situation (c’est- à-dire inséré dans la vie économique et sociale) et de posséder des instruments analytiques performants (les sciences sociales), pour résoudre les « problèmes concrets » que rencontrent nos sociétés, de manière « objective », non biaisée par ces considérations « idéologiques » qui répondraient à des logiques pernicieuses. S’élabore alors un nouveau modèle, celui de l’intellectuel éclairé par la connaissance des dossiers et donc libéré de l’abstraction. De l’intellectuel autonome, on glisse vers l’intellectuel « expert ». Ce label garantit leur légitimité au nom de la science. Il permet aussi d’instrumentaliser cette dernière comme ressource politique. Et de disqualifier en son nom les revendications des « adversaires » (intellectuels critiques, syndicalistes, acteurs engagés dans des mouvements sociaux), réduites à des prises de position « idéologiques ». Au nom de la science, économique notamment, les projets politiques portés par ces « spécialistes » (qui se perçoivent souvent comme « de gauche ») s’inscrivent dans « l’ordre des choses ». Ce nouveau pragmatisme, fondé sur la valeur de « responsabilité », circonscrit le débat public : il renvoie les opposants à « l’idéalisme », à « l’angélisme » et les désigne comme allant contre « le sens de l’histoire ». Mais le partage de ces visions du monde, qui forment un tout partiellement cohérent, ne constitue rien d’autre qu’une idéologie qui tait son nom. En permettant à un nombre restreint d’individus, occupant des positions d’autorité dans des sphères sociales distinctes, de s’exprimer d’une même voix au nom de leurs connaissances pratiques et de la « scientificité » de leur identité, en brouillant la relation entre les positions sociales des membres et les prises de position idéologiques, la Fondation accomplit un travail idéologique de dissimulation du travail politique. Il vise à créer les conditions de réalisation d’un projet conservateur, présenté comme inéluctable. C’est ainsi que s’est construite la « voie étroite » suivie par les dirigeants politiques français depuis une quinzaine d’années. La démocratie de marché peut alors apparaître comme « la fin de l’histoire », et le social-libéralisme comme l’horizon indépassable pour nos sociétés. A quel prix ? Vincent Laurent. (1) Roger Fauroux, in Le Débat, Paris, no 40, mai-septembre 1986. (2) Les Echos, Paris, 4 et 5 avril 1997. (3) Ibid. (4) Les think tanks sont des organismes de recherche à but non lucratif tournés vers les sujets de politique publique. Sur leur fonctionnement aux Etats-Unis, lire Serge Halimi, « Les boîtes à idées de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995. (5) Pierre Rosanvallon , « Malaise dans la représentation », in François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La république du centre. La fin de l’exception française, Calmann-Lévy, Paris, 1988. (6) Le Débat, mai-septembre 1986. (7) Pour cette Fondation, très conservatrice, il faut « renforcer les institutions économiques, politiques et culturelles sur lesquelles est basée l’entreprise privée ». Ainsi, M. Samuel Huntington, théoricien du « clash des civilisations » , fut nommé directeur de l’Institut Olin d’études stratégiques à Harvard. (8) Le Débat, janvier-mars 1986. (9) Emmanuel Le Roy-Ladurie, Paris-Montpellier : PC-PSU 1945-1963, Gallimard, Paris, 1982 ; Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Laffont, Paris, 1991 ; et Alain Besançon, Génération, Julliard, Paris, 1987. (10) Simon Nora, Le Débat, mai- septembre 1986. (11) Dont il deviendra président en 1986, succédant à M. Simon Nora. (12) « Surpris, soufflés, hors du coup », entretien avec Serge July et Michel Marian, Esprit, octobre-novembre 1981. (13) Pierre Bourdieu, La Noblesse d’Etat ; Grandes écoles et esprit de corps, Editions de Minuit, Paris, 1989, p. 210. (14) Libération, 27 avril 1984. (15) Libération, 27 avril 1984. Au moment du rapport Minc, La France de l’an 2000, l’assimilation de Saint-Simon au gouvernement de M. Edouard Balladur posa problème au sein du groupe. En revanche, la participation de M. Roger Fauroux au gouvernement de M. Michel Rocard fut mieux acceptée. (16) La France de l’an 2000, rapport au premier ministre de la commission présidée par Alain Minc. Editions Odile Jacob - La Documentation française, Paris, novembre 1994. Outre le président, les membres de la Fondation Saint-Simon étaient MM. Jean-Louis Beffa, Jean Boissonnat, Michel Bon, Luc Ferry, Jean-Paul Fitoussi, Jean- Baptiste de Foucauld, Yves Lichtenberger, Francis Mer, Edgar Morin, Pierre Rosanvallon, Alain Touraine et Nicolas Dufourcq. Il semblerait toutefois que certaines de ces personnes ne soient intervenues qu’au titre de caution morale et intellectuelle. (17) MM. Roger Fauroux, Michel Bon, Jean-Claude Casanova, Jacques Julliard, Francis Mer et Pierre Rosanvallon. (18) Patrick Weil, « Pour une nouvelle politique d’immigration », note de la Fondation Saint-Simon no 76, novembre 1995. (19) Le Débat no 26, septembre 198 Le Monde diplomatique.
|