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RÉSEAU SOCIAL SOLIDAIRE

Et si, après Outreau, la Justice (re)devenait un vrai service public ?

Source : LDH-Toulon / mardi 14 mars 2006

Pour Evelyne Sire-Marin et Nuri Albala [1], l’affaire d’Outreau montre qu’il faut réformer la Justice. Mais il ne faut pas laisser le chantier dans les seules mains des spécialistes : les citoyens ont aussi leur rôle à jouer.

Bien des débats sont alimentés par la révélation qu’a constituée pour beaucoup de Français l’affaire d’Outreau. Certains ont vu dans cette catastrophe judiciaire une conséquence de l’organisation du procès pénal selon le système dit inquisitoire, c’est-à-dire un système dans lequel ce sont des représentants publics (procureur, juge d’instruction, policiers) qui vont chercher les éléments de preuve en principe tant à charge qu’à décharge des personnes soupçonnées.

Ce système est aujourd’hui sous le feu des critiques : on reproche avec raison aux magistrats d’avoir souvent tendance à privilégier la culpabilité plutôt que l’innocence, on voit dans notre Justice une source d’erreurs judiciaires, et voilà qu’on nous vante le système dit accusatoire utilisé dans les pays anglo-saxons notamment, c’est-à-dire un système dans lequel le juge conserve une neutralité de principe devant une accusation et une défense proclamées à égalité, et qui peuvent l’une et l’autre faire toutes recherches et investigations pour rechercher les éléments de preuve et d’appréciation du dossier.

Soyons clairs : ce système n’évite ni les injustices ni les erreurs judiciaires . On sait qu’aux Etats-Unis, lorsqu’ont été autorisés les tests d’ADN sur des condamnés à mort pour crimes sexuels qui étaient dans l’attente de leur exécution, il est apparu que près d’une moitié d’entre eux étaient innocents. On sait également qu’il y a environ sept fois plus de personnes incarcérées aux Etats Unis qu’en France en proportion de la population totale [2]. Surtout, le système accusatoire instaure une égalité juridique entre accusation et défense mais ignore superbement l’inégalité économique : pour que cette égalité théorique des droits soit réelle il suffit - mais il faut ! - que la défense dispose de moyens financiers comparables à ceux de l’accusation. Et le système fonctionne, en effet, assez correctement pour les riches... : « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir » disait La Fontaine. De fait, le système américain est encore plus calamiteux pour les pauvres (presque la moitié de la population carcérale est noire) tandis que le système français, prévoit du moins une aide juridictionnelle, c’est à dire un avocat gratuit pour les plus démunis.

Faut-il donner en modèle le système judiciaire américain, qui a privatisé l’enquête pénale, ou exiger le développement d’un véritable service public de la Justice, qui permette à tous les justiciables de bénéficier de juges formés par une école publique et nationale de la magistrature, d’enquêtes de services de police, d’expertises dont les frais sont pris en charge par l’Etat, et d’une défense pénale gratuite s’il le faut ? Le renforcement des moyens, de la qualité et de la fiabilité des services publics policier et judiciaire nous semble la seule garantie de l’existence d’une justice égale pour tous les citoyens.

Alors, qu’est-ce qui déraille dans notre Justice ?

Qu’est-ce qui a déraillé dans l’affaire d’Outreau ? A coup sûr, l’extrême longueur des détentions provisoires : il est injustifiable que la loi française permette de maintenir en détention avant son jugement une personne présumée innocente quatre ans en matière de crimes et deux ans en matière de délits. Et dans la pratique, la fréquence avec laquelle les juges français usent de cette faculté fait le désespoir des 21 000 détenus qui attendent chaque année d’être jugés (soit un tiers des prisonniers environ) et vaut à la France d’être régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme.


Nos parlementaires auront-ils le bon-sens et le courage de voter une loi réduisant de moitié les délais de détention provisoire, et limitant drastiquement la possibilité de placer provisoirement en détention, seuls moyens efficaces d’obliger les magistrats de ne recourir à la détention provisoire qu’en cas de réelle nécessité et avec modération ?

Les lois pénales votées depuis fin 2001 par les parlementaires qui s’ébahissent aujourd’hui de l’horreur de la garde à vue et de la prison, devraient alors bien sur être remises en cause, car elles sont largement responsables de l’explosion carcérale, en étendant largement les possibilités d’incarcérer et en aggravant les peines.

Mais peut-être est-il plus facile de répondre en inversant la question : qu’est-ce qui a permis de mettre fin au calvaire des innocents d’Outreau ? qu’est-ce qui peut empêcher que la "chaîne pénale" ne déraille ? Et là, la réponse est limpide : l’audience publique devant la presse et avec des citoyens, les jurés, siègeant à la Cour d’assises de Saint Omer, puis le débat public dans le pays après Saint Omer, enfin l’audience publique devant la presse avec des citoyens jugeant en appel à la Cour d’assises de Paris.

Ce ne sont pas seulement la détention provisoire et le secret de l’instruction qui sont ici en cause : très au-delà, c’est le fait que la Justice, service public rendu au nom du peuple français, ne doit pas l’être en l’absence de ce peuple.

Et cela ne concerne pas la seule justice pénale : qu’on le veuille ou non, le monde judiciaire - juges, procureurs, avocats, avoués, huissiers, greffiers -, la bazoche, comme l’appelait Balzac, fonctionne comme une caste de clercs, pratiquant, comme toute corporation, l’entre-soi et l’auto-justification. Et lorsque la Justice n’est pas rendue que par des juges professionnels, mais par des juges-citoyens accompagnés ou non suivant les cas par des juges techniciens, elle ne l’est certainement pas plus mal.

Cela fonctionne depuis longtemps dans les conseils des prud’hommes par exemple, mais aussi les tribunaux de commerce, les cours d’assises ou les tribunaux des baux ruraux. Ces juridictions échappent, grâce à cette irrigation des forces vives de la société dans la justice, à la crise de légitimité et à la crise de confiance des français dans leur Justice. Pourquoi ne pas l’étendre à d’autres juridictions, comme le tribunal correctionnel [3] où les audiences de comparutions immédiates [4] seraient peut être ralenties dans leur abattage répressif, si un simple citoyen représentatif de la société civile se joignait aux deux juges professionnels.

La Justice souffre clairement d’une perte de confiance et de légitimité. Elle a besoin de respirer l’air de la société, d’être rendue sans opacité au milieu d’une vaste clairière où chacun pourra voir et entendre comment elle se fait. On devrait, ainsi, enregistrer et filmer toutes le phases de la procédure pénale, de la garde à vue jusqu’à l’audience publique. Si cela avait été possible, bien des allégations des acquittés d’Outreau à propos des pratiques du juge Burgaud seraient immédiatement vérifiables.

En amont, il est anormal que l’école, le collège, le lycée, ne donnent à leurs élèves aucune des connaissances élémentaires sur la Justice qui leur permettraient de la considérer d’un œil plus averti, et de contribuer à rompre le redoutable enfermement du monde judiciaire [5]. Pourquoi, au lieu des audiences solennelles de rentrée des tribunaux confites dans le passéisme de l’institution judiciaire, ne pas instaurer un dialogue permanent entre les tribunaux et la société civile, en créant des établissements publics judiciaires, qui consulteraient les acteurs sociaux, économiques et institutionnels du département sur leurs attentes et leurs propositions en matière de Justice.

Et puisque les malheurs d’Outreau ont eu au moins une conséquence positive, puisque toute la France est maintenant consciente qu’il faut réformer à fond notre Justice, puisqu’il faut tout mettre à plat et se poser toutes les questions, alors ne laissons pas cet important et nécessaire chantier entre les mains des seuls clercs ou spécialistes : c’est à nous tous, usagers (au moins potentiels) du service public de la Justice, de nous y mettre, avec nos associations, avec nos syndicats, et aussi avec nos représentants élus : demandons des états généraux de la Justice.

Evelyne Sire-Marin et Nuri Albala - le 15 février 2006

[1] Evelyne Sire-Marin est juge d’instruction et coprésidente de la Fondation Copernic, Nuri Albala est avocat, responsable international de Droit Solidarité, et membre du Conseil Scientifique d’Attac.

[2] Comme le montre le livre de Niels Christie “l’industrie de la punition”, éd. Autrement.

[3] Le tribunal correctionnel est formé de trois juges professionnels.

[4] Les comparutions immédiates sont des procédures pénales rapides où sont jugées personnes le plus souvent arrêtées “en flagrant délit”comme le montre le film de 2005 de Raymond Depardon, “11ème chambre”. Ces procédures expéditives occupent une place de plus en plus importante dans la justice pénale, et sont à l’origine de l’augmentation considérable des courtes peines d’emprisonnement, tandis que les infractions objet d’une procédure d’instruction (celle suivie à Outreau) ne concernent que 5% de l’ensemble des poursuites.

[5] La Justice s’ouvre, certes, mais c’est pour l’essentiel... au monde de l’entreprise !

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